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Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
 
polypropylène
 

La crise sanitaire que nous venons de vivre a bousculé un certain nombre d’idées reçues chères à notre «ancienne société». On a notamment (re)découvert que les objets en plastique jetables, dont certains seront bientôt interdits, sont très utiles dans les hôpitaux, et que les matières plastiques (adjectif ô combien péjoratif) sont nécessaires pour protéger nos denrées alimentaires, fabriquer les écrans de protection, les masques chirurgicaux et FFP, etc.

Dans le cadre de la pandémie actuelle, plusieurs types de masques sont utilisés. Certains sont des dispositifs médicaux (masques chirurgicaux), d’autres sont des équipements de protection individuelle EPI (masques FFP : filtering facepiece). Ils répondent à des normalisations différentes et n’ont pas les mêmes propriétés. Pour autant, ils sont constitués majoritairement de polypropylène non tissé. Les microparticules et les virus se fixent sur les filaments du polypropylène hydrophobes par des forces électrostatiques de type Van der Waals.

Ce polypropylène devient omniprésent car un masque pesant environ quatre grammes, un milliard de masques (il y en a probablement beaucoup plus !) représentent quatre mille tonnes, qui risquent d’être dispersés dans la nature par des utilisateurs inconscients. Du coup, il est accusé d’être polluant – et même d’être un perturbateur endocrinien alors que c’est le bisphénol A qui l’est. Pourtant le propylène et son polymère ne sont pas toxiques et ont un très grand nombre d’applications.

Le monomère, propène ou propylène, est produit par vapocraquage à haute température de produits pétroliers, dont le naphta qui est une essence lourde. En France, les vapocraqueurs transforment près de 9,5 millions de tonnes par an et produisent près de 1,6 millions de tonnes de propylène.

La polymérisation de ce monomère est complexe car le groupe méthyle rend l’opération différente de celle de son homologue plus simple, l’éthylène CH2=CH2. En effet, le groupe méthyle peut se situer du même côté de la chaîne carbonée et c’est le PP isotactique ; de part et d’autre alternativement et c’est le PP syndiotactique ; ou au hasard et c’est le PP atactique.

C’est au début des années cinquante que les chimistes Karl Ziegler et Giulio Natta mettent au point une polymérisation stéréorégulière du propylène, ce qui leur vaudra le prix Nobel en 1963. Les catalyseurs sont très sophistiqués et les premiers sont constitués par du tétrachlorure de titane associé à des composés organo-aluminiques. La structure du polypropylène obtenu est cristalline, ce qui confère au produit des qualités assez extraordinaires. En plus, il est facilement travaillable car on peut le mouler, l’extruder et le filer, d’où un nombre incalculable d’applications :

  • construction automobile : pare-chocs, tableaux de bord, habitacle, réservoirs d’essence et de liquide de freins,
  • emballage alimentaire,
  • tissus d’ameublement, tapis,
  • cordages, entre autres pour la Marine, ficelles agricoles,
  • vêtements professionnels jetables,
  • géotextiles, géomembranes,
  • adjuvants de bétons,
  • isolants : transformateurs, gaines...

Le polypropylène est donc paré de presque toutes les qualités. En revanche, il reste le grave problème, commun à tous les plastiques, de son élimination et de son recyclage après utilisation. Dans le cas du polypropylène, on a la chance qu’il soit recyclable plusieurs fois et que, lorsqu’il est trop dégradé, on puisse l’incinérer, ce qui ne fournit que du gaz carbonique et de l’eau.

Toutefois, une partie des 70 millions de tonnes produites par an dans le monde finissent dans les océans. Cela concerne particulièrement la France, qui est le pays ayant les deuxièmes plus grande zone économique maritime et plus grande surface sous-marine au monde. Il est ainsi très regrettable que l’atoll français Clipperton, complètement désert et situé à 1000 km de la terre la plus proche, soit couvert de déchets plastiques. Curieusement, les très nombreux oiseaux qui y habitent font leurs nids avec ces déchets. Peut-être trouveront-ils très confortables les masques chirurgicaux que les humains peu scrupuleux jettent n’importe où.

Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 
encéphalite à tiques et fromages

Apparition d’un foyer d’encéphalite à tiques dans l’Ain

L’annonce, le 28 mai 2020, d’un foyer de cas d’encéphalite à tiques (EAT) confirmés (10 cas, dont un décès qui ne semble pas être directement lié à cette virose) ou probables chez 26 habitants dans l’Ain par l’Agence régionale de santé Auvergne-Rhône-Alpes et la préfecture de l'Ain a surtout surpris par le caractère exceptionnel de l’origine de l’infection : des fromages au lait cru de chèvre d'une exploitation agricole du bassin d'Oyonnax (ces produits auraient été consommés par au moins 50% des personnes malades). En effet, l’EAT est l'une des zoonoses virales les plus importantes transmises par la morsure d’une tique infectée. Elle est due à un flavivirus (Tick Borne Encephalitis virus ou TBEV). Il existe trois sous-types principaux de TBEV (européen, sibérien et extrême-oriental), le sous-type européen étant transmis principalement par la tique Ixodes ricinus (Ixodes persulcatus transmettant les autres sous-types). La transmission alimentaire par la consommation d’un lait ou d’un produit laitier non pasteurisé provenant d’un ruminant infecté, considérée comme rare, n’avait jamais été décrite en France [1] jusqu’à cette suspicion récente. Exceptionnellement, une contamination au laboratoire par piqûre ou par aérosols est également possible.

Aspects cliniques de l’encéphalite à tiques chez l’Homme

Comme dans le cas d’une autre flavivirose due à l’agent de l’encéphalomyélite ovine (ou louping ill), proche du TBEV, l’encéphalite à tiques est asymptomatique dans 75% des cas. Lorsqu’il y a des symptômes, on observe une évolution biphasique caractéristique. Après une période d’incubation d’environ 8 jours, la première phase clinique se traduit par des symptômes non spécifiques de type grippal pendant 2 à 4 jours (hyperthermie, fatigue et douleurs musculaires). Ces symptômes avaient amené les médecins à suspecter la Covid-19 dans l’Ain. Puis, après une semaine asymptomatique, des troubles nerveux peuvent apparaître chez le tiers des malades, variant d’une méningite modérée à une encéphalite sévère ou une méningo-encéphalo-myélo-radiculite. Le taux de mortalité varie de 1 à 2% avec la souche européenne de TBEV. Les séquelles neurologiques (troubles cognitifs) peuvent être observées chez près de 10% des malades.

Encéphalite à tiques : maladie en augmentation constante en Europe

De 1990 à 1994, on a pu observer une augmentation des cas d’EAT dans les pays de l'espace économique européen, peut-être du fait d’une surveillance accrue, puis de 1995 à 2009, une certaine stabilité avec 2000 à 4000 cas déclarés par an [2]. En 2012, la maladie accompagnée de troubles neurologiques est devenue à déclaration obligatoire dans l’Union européenne. Une enquête concernant l’EAT a été réalisée sur 2012 à 2016 en Europe [3] : 23 pays de l’Union européenne ont déclaré 12 500 cas d’EAT (l’Irlande et l’Espagne ne déclarant aucun cas), dont 93% ont été confirmés (11 623) et 7% probables (783). Les Pays-Bas ont déclaré des cas à partir de 2016. Deux pays (République tchèque et Lituanie) ont représenté 38,6% de tous les cas signalés, malgré un effectif ne représentant que 2,7% de la population sous surveillance. Le taux annuel de notification a fluctué entre 0,41 cas pour 100 000 habitants en 2015 et 0,65 en 2013 sans modification significative. La Lituanie, la Lettonie et l'Estonie avaient les taux de notification les plus élevés avec respectivement 15,6, 9,5 et 8,7 cas pour 100 000 habitants. Au niveau infranational, six régions avaient des taux de notification annuels moyens supérieurs à 15 cas pour 100 000 habitants, dont cinq dans les pays baltes. Environ 95% des cas ont été hospitalisés et le taux de mortalité global était de 0,5%. Sur les 11 663 cas signalés avec des informations sur le statut d'importation, 156 (1,3%) ont été déclarés importés. Moins de 2% des cas avaient reçu deux doses ou plus de vaccin contre l’EAT.

Le dernier rapport du Centre européen de prévention et de contrôle des maladies (ECDC, 2019) [4] annonce les premiers cas d’EAT décrits au Danemark et 3212 cas d’EAT en Europe en 2018, dont 96,3% ont été confirmés (25 en France). Une recherche du TBEV et du virus de l’encéphalomyélite ovine (Louping ill virus ou LIV) réalisée entre 2018 et 2019 sur 1309 cervidés en Angleterre et en Ecosse a permis de démontrer que le TBEV était aussi présent au Royaume-Uni [5].

Les pays les plus touchés ont été la Lituanie, la Slovénie et la République tchèque avec respectivement 13,6, 7,4 et 6,7 cas pour 100 000 habitants, alors que la moyenne européenne était de 0,6 pour 100 000 comme dans les trois années précédentes. En comparant avec les données de 2017, le nombre de cas déclarés a doublé en Slovaquie et a augmenté de 22,4% en Allemagne. Dans les régions endémiques, la vaccination a permis d’observer une diminution du nombre des cas (de 23,2% en Lituanie en 2018).

Plusieurs pays avaient signalé l’augmentation des cas d’EAT sur leur territoire, notamment la Suisse qui, de 100 cas annuels déclarés ces cinq dernières années a notifié 251 cas à la fin du mois d’octobre 2019 [6].

En France, depuis 1968 avec la description du premier cas humain, on a surtout observé une dizaine de cas par an en région alsacienne puis, à partir de 2003 un ou deux cas en Haute-Savoie et, en 2006, un premier cas dans le Sud-Ouest (soit 1 cas pour 100 000 habitants). Une augmentation marquée des cas d’EAT en France a été observée en 2016 [7] : 54 cas, dont 46 avec des troubles neurologiques (9 malades ont gardé des séquelles pendant les 15 jours à 8 mois suivants) et une enquête sérologique montrant 5,89% de séropositifs sur 1643 échantillons sanguins. La région alsacienne est ainsi passée de 0,5 cas à 1,33 cas pour 100 000 habitants.

Aspects épidémiologiques de l’encéphalite à tiques

Plusieurs facteurs interviennent pour favoriser l’apparition d’une EAT. Le plus souvent, il s’agit des mêmes risques connus pour la maladie de Lyme (morsure de tique) mais l’origine alimentaire d’une EAT a peut-être été sous-estimée ces dernières années.

Région géographique

La surveillance de l’EAT a permis de définir des régions fortement endémiques (plus de 5 cas pour 100 000 habitants par an). La République tchèque, l'Estonie, la Lettonie, la Lituanie et la Slovénie ont des zones fortement endémiques (incidence supérieure à 10 pour 100 000 habitants). L’EAT est également un problème important en Pologne, en Slovaquie et en Hongrie. Les taux d'incidence de l'EAT varient considérablement, non seulement entre les pays mais aussi au sein des régions comme en Suède, en Finlande, en Autriche, dans le nord de la Suisse ou le sud de l’Allemagne.
 

Fig. 1 : Distribution des cas d’encéphalites à tiques déclarés par 100 000 habitants dans les pays européens ou de l'espace économique européen (ECDC, 2019).

encéphalite à tiques

Saison, régions, risque professionnel ou occasionnel

Les cas d’EAT apparaissent pendant la période d’activité des tiques à savoir la saison chaude à partir d’avril jusqu’en novembre, avec un pic d’activité en plaine (avril à juin) et en montagne (mai-juillet). Du fait de la présence des tiques dans les haies, les forêts et les jardins, le risque pour l’Homme peut être professionnel (forestiers, jardiniers...) ou être lié à des activités de loisirs en plein air (camping, parcs, randonnées...).

Age et genre des personnes infectées

La plupart des personnes infectées sont âgées de 45 à 64 ans (36%, soit 0,8 cas pour 100 000 personnes), les hommes étant plus souvent atteints que les femmes.
 

Fig. 2 : Distribution des cas d’encéphalites à tiques déclarés par 100 000 habitants par âge et genre dans les pays européens ou de l'espace économique européen européen (ECDC, 2019).

encéphalite à tiques

Cas importés

Parfois, les cas peuvent être importés : 65, soit 2,2% en 2018 en Europe.

Immunisation

Sur les 881 cas d’EAT observés en 2018 en Europe et pour lesquels on connaissait l’administration ou non d’un vaccin, 856 personnes (97%) n’avaient pas été vaccinées.

Consommation de lait ou d’un produit laitier non pasteurisé

Une étude en République tchèque (zone endémique d’EAT) a montré que près de 1% des cas d’EAT (où la personne non vaccinée n’avait pas le souvenir d’avoir été mordue par une tique) étaient d’origine alimentaire, essentiellement du lait de chèvre non pasteurisé, les enfants présentant un risque un risque 2,5 fois plus élevé d'infection que les adultes [8] Plus récemment, une enquête en Slovaquie [9] a confirmé le risque lié au lait de chèvre dans les zones endémiques.
La transmission de l’EAT par des produits laitiers non pasteurisés semble augmenter ces dernières années en Europe. Une étude norvégienne récente [10] concernant 112 prélèvements de lait de vache analysés par RT-PCR a permis de noter la présence du TBEV dans 5,4% des échantillons (des études ultérieures sont nécessaires pour vérifier si ces laits peuvent être infectants), les vaches correspondant à ces échantillons positifs étant négatives lors de la recherche d’anticorps sériques neutralisants alors que 15 vaches sur 17 testées dans la région d’Arendal ont été positives pour cette recherche d’anticorps (mais négatives pour leur lait). La région d’Arendal est aussi celle où les taux d’EAT notifiés sont les plus importants.
Ce risque lié au produits laitiers non pasteurisés dans les régions infestées par les tiques et où des cas d’EAT sont signalés démontrent qu’une évaluation du risque alimentaire est nécessaire pour définir éventuellement des mesures de prévention. Cela concerne en particulier les personnes atteintes d’EAT et n’ayant pas le souvenir d’avoir été mordues par une tique (alors qu’une morsure de tique a pu effectivement avoir lieu).

Moyens de lutte contre l’encéphalite à tiques

Vaccination

Celle-ci est recommandée pour tous à partir de l’âge d’un an dans les zones endémiques (au moins 5 cas pour 100 000 habitants), ce qui n’est pas le cas de la France. On ne peut recommander cette vaccination que pour les Français destinés à voyager dans les zones à risque important. Elle peut être aussi recommandée pour le personnel manipulant le TBEV en laboratoire.

Mesures de précautions dans les zones riches en tiques

Ces précautions sont celles habituellement recommandées pour prévenir les maladies transmises par les tiques, notamment la maladie de Lyme.

  • réduire la probabilité d’être mordu par des tiques ;
  • rester sur les sentiers et marcher au centre de ceux-ci ;
  • porter des vêtements de protection à manches longues et un pantalon rentré dans les chaussettes ;
  • porter des vêtements traités par insecticide. Le port de vêtements imprégnés pendant une courte durée (semaines ou mois) est sûr et est probablement sûr aussi en cas d’utilisation de longue durée ;
  • application de répulsifs à insectes sur la peau nue.

Si l’inspection du corps après des activités en plein air permet de retirer les tiques éventuelles à l’aide d’une pince, elle ne protège pas contre l’EAT. Mais cette mesure est importante si elle est précoce car les tiques peuvent héberger d’autres agents pathogènes.

Mesures de précaution supplémentaires dans les pays à risque endémique

Il faut éviter la consommation de lait et de produits laitiers non pasteurisés (provenant de chèvres, brebis ou vaches) dans les zones à risque.

 

Nous remercions La Dépêche vétérinaire de nous avoir autorisés à publier cet article (parution : samedi 13 juin 2020).
 
 
[1] Encéphalite à tiques. Note de Santé Publique France du 20 mai 2019.
[2] Deviatkin A A et al. Tick-borne Encephalitis Virus: an Emerging Ancient Zoonosis? Viruses, 2020, 12(2), 247. https://doi.org/10.3390/v12020247.
[3] Beauté J et al. Tick-borne Encephalitis in Europe, 2012 to 2016. Euro Surveill, 2018, 23(45):pii=1800201. https://www.eurosurveillance.org/content/10.2807/1560-7917.ES.2018.23.45.1800201.
[4] Tick-borne Encephalitis. Annual Epidemiological Report for 2018. European Centre for disease prevention and control (ECDC), décembre 2019.
[5] Holding M et al. Tick-borne Encephalitis Virus, United Kingdom. Emerging Infectious Diseases, 2020, 26, 90-96. DOI: https://doi.org/10.3201/eid2601.191085.
[6] http://www.medecinedesvoyages.net/medvoyages/news/14748-forte-incidence-des-cas-d-encephalite-a-tiques-en-2019-en-suisse.
[7] Aurélie Velay A. A New Hot Spot for Tick-borne Encephalitis (TBE): a Marked Increase of TBE Cases in France in 2016. Ticks and Tick-borne Diseases, 2018, 9, 120–125. http://dx.doi.org/10.1016/j.ttbdis.2017.09.015.
[8] Kritz B et al. Alimentary Transmission of Tick-borne Encephalitis in the Czech Republic (1997-2008). Epidemiologie, Mikrobiologie, 2009,58, 98-103.
[9] Kerlik J et al. Slovakia Reports Highest Occurrence of Alimentary Tick-borne Encephalitis in Europe: Analysis of Tick-borne Encephalitis Outbreaks in Slovakia during 2007-2016. Travel Medicine and Infectious Disease, 2018, 26, 37-42. https://doi.org/10.1016/j.tmaid.2018.07.001.
[10] Paulsen K et al. Tick-borne Encephalitis Virus in Cows and Unpasteurized Cow Milk in Norway. Zoonoses Public Health, 2019, 66, 216-222. DOI:10.1111/zph.12554.

Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
 

Laboratoire de chimie, 1783. Maquette de madame de Genlis, chargée de l'éducation des enfants du duc de Chartres (Etienne Calla, mécanicien. Augustin Charles Perier, mécanicien constructeur. Inventaire n°: 00131-0000-. © Musée des arts et métiers-Cnam/photo Michèle Favareille)

Laboratoire de chimie, 1783 Maquette de Madame de Genlis. © Musée des arts et métiers-Cnam/photo Michèle Favareille
 
Félicité Stéphanie du Crest de Saint-Aubin est née le 25 janvier 1746. Son père, Pierre César du Crest, achète le château de Saint-Aubin-sur-Loire en 1751 et Félicité y passe toute son enfance. En 1757, Pierre César, ruiné, vendra le château au mari de la marquise de Pompadour qui le fera raser pour faire reconstruire, entre 1771 et 1777, un château moderne, toujours existant. C’est dans le vieux château que Félicité reçoit une excellente éducation. Elle lit les œuvres de mademoiselle de Scudéry, joue du clavecin et de la harpe, écrit des textes, apprend à danser et à manier les armes. Passionnée très jeune par l’enseignement, elle fait la classe aux enfants du village et enseigne la harpe. Elle visite tous les métiers des villageois et plus tard fera construire de magnifiques maquettes, dont il sera question plus loin.

Vers 1759, toute la famille du Crest passe l’été chez le fermier général de La Popelinière, un collectionneur, mécène et écrivain qui mène grand train et reçoit Rameau, Jean-Jacques Rousseau, Quentin de La Tour, Jacques Vaucanson et des actrices et autres danseuses. Il apprécie beaucoup Félicité et est très admiratif de son intelligence et son érudition pour une jeune fille de treize ans.
Pierre César du Crest meurt ruiné en 1763 et la famille se retrouve dans une certaine gêne financière. La mère de Félicité, usant de ses relations, est introduite dans le salon de riches personnages et participe avec sa fille à de nombreux dîners mondains où celle-ci, à la fin des repas, donne des récitals de harpe et se fait remarquer par sa beauté et son intelligence.

La marquise de Montesson présente à Félicité le jeune Charles-Alexis Brûlart, marquis de Sillery, comte de Genlis, et les deux jeunes gens se marient en novembre 1763. Le jeune marié a l’intelligence de laisser sa femme développer ses ambitions sociales. Compte tenu de ses huit quartiers de noblesse, Félicité, devenue madame de Genlis, est présentée à la cour. En 1772, elle est nommée « dame pour accompagner » la belle-fille du duc d’Orléans, tandis que son mari devient capitaine des gardes du duc de Chartres, plus tard duc d’Orléans, futur Philippe Egalité. Ils sont alors logés au Palais-Royal.

Dès 1772, le duc de Chartres, séduit par la beauté et les qualités intellectuelles de madame de Genlis, devient son amant. Elle en eut, peut-être, plusieurs enfants, dont Paméla, qui épousa lord Fitzgerald, et Fortunée Elisabeth Herminie Compton, la grand-mère de Marie Lafarge, célèbre, comme on le sait, pour avoir été soupçonnée et condamnée pour avoir homicidé son mari à l’arsenic [1].
A cette époque, madame de Genlis écrit des petites comédies pour ses filles et fait représenter quelques pièces pour l’aristocratie de cour. En 1779, elle publie Théâtre à l’usage des jeunes personnes, qui marque le début d’une grande carrière d’écrivain puisqu’elle publiera plus de 140 ouvrages.
En 1782, le duc de Chartres la fait nommer « gouverneur » de ses enfants et elle va s’occuper principalement du futur roi Louis-Philippe, qui lui voue une véritable adoration. Avec ses élèves, elle s’installe dans le pavillon de Bellechasse, rue Saint-Dominique, et c’est là qu’elle écrit de nombreux ouvrages. Elle entre en relation avec Rousseau, Voltaire, Bernardin de Saint-Pierre, Talleyrand, David, Juliette Récamier.
 

  Madame de Genlis, par Adélaïde Labille-Guiard (1790)

Pendant la Terreur, elle émigre en Angleterre avec sa nièce. Son mari et Philippe Egalité sont décapités tandis que ses deux élèves, les frères de Louis-Philippe, croupissent en prison.
Bonaparte, qui l’admire, l’autorise à rentrer en France en 1801, et la pensionne. En 1812, l’empereur la nomme inspecteur des écoles primaires.
A la Restauration en 1815, ses liens avec les d'Orléans rendent sa vie difficile au retour des Bourbons. Elle ne vit alors plus que de ses droits d’auteur.
Elle décède le 31 décembre 1830, à l’âge de 84 ans, faubourg du Roule à Paris, dans une pension de famille, cinq mois après l’intronisation du roi des Français Louis-Philippe, le 9 août 1830. Elle est inhumée dans un premier temps au cimetière du Mont-Valérien, le 4 janvier 1831 (ses restes seront transférés en 1842 au cimetière du Père-Lachaise). Au moment de son enterrement, le doyen de la faculté des lettres de Paris déclare : « Pour honorer et célébrer dignement la mémoire de madame de Genlis, ce seul mot doit suffire : son plus bel éloge est sur le trône de France ».

Madame de Genlis a eu une carrière d’écrivain reconnu, avec de nombreux succès, mais est complètement oubliée aujourd’hui. Il reste cependant un magnifique souvenir de son activité pédagogique. Ce sont les maquettes dites « maquettes de madame de Genlis », qu’elle avait fait réaliser pour montrer à ses élèves les ateliers des différents métiers. Il n’y a pas très longtemps, ces maquettes se trouvaient dans une salle qui leur était réservée au musée national des techniques du Conservatoire national des arts et métiers [2]. Dans ses mémoires elle écrit : « Je leur avais fait faire dans les mêmes proportions et avec la même perfection des outils et tous les objets qui servent aux arts et métiers ». C’est en 1783 que les frères Jacques Constantin et Augustin Charles Perier réalisent ces maquettes inspirées des planches de L’Encyclopédie et de la Description des arts et métiers de l’Académie des sciences. Parmi toutes celles réalisées à l’échelle 1/8, on trouve : l’atelier du menuisier, l’atelier pour la fabrication d’eau-forte, le laboratoire de chimie, les ateliers du cloutier, du serrurier, du potier, etc. Ces maquettes sont esthétiquement très belles et les objets sont réalisés avec minutie et exactitude. Le laboratoire de chimie contient une multitude d’alambics, de cornues, de matras et autres coupelles et on y trouve des symboles alchimiques encore utilisés à l’époque puisque ces maquettes ont été réalisées juste avant la création de la nomenclature actuelle par Lavoisier et Guyton de Morveau.

En 1847, Louis-Philippe confie à Victor Hugo : « Elle m’a fait apprendre une foule de choses manuelles. Je suis menuisier, palefrenier, maçon, forgeron. J’étais un garçon faible, paresseux et poltron. Elle fit de moi un homme assez hardi et qui a du cœur ». Que peut-on dire de mieux pour conclure sur madame de Genlis !
 

Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 
chat et rage

La rage est une maladie systématiquement mortelle lorsque les symptômes apparaissent. Elle provoque près de 59 000 décès annuels dans le monde. Chaque année, près de 30 millions de personnes reçoivent un traitement prophylactique après une exposition permettant d’éviter le développement de la maladie. Le plus souvent, la maladie est transmise par la morsure par un chien enragé mais d’autres animaux domestiques et sauvages peuvent transmettre cette maladie, dont les chauves-souris. Depuis 1954, plusieurs génotypes de lyssavirus, dénommés European bat lyssavirus (EBLV) ont été isolés de chauves-souris en Europe. La plupart des EBLV sont du type 1 et sont distribués très largement en Europe, de la Russie jusqu’à l’Espagne. L’EBLV de type 2, moins fréquent, est surtout rencontré aux Pays-Bas, au Royaume-Uni, en Suisse, en Allemagne et en Finlande. En France, selon Bourhy (2010) [1], 45 chauves-souris (sur 1900 espèces différentes analysées) ont été confirmées infectées de 1989 à 2009, l’espèce Eptesicus serotinus étant presque exclusivement impliquée. Lorsqu’elles sont infectées, ces chauves-souris présentent souvent un comportement anormal, des difficultés pour voler, voire une activité en plein jour pouvant favoriser un contact à risque avec l’Homme ou un animal domestique.
 

De nombreuses espèces animales sont des réservoirs de lyssavirus (Bourhy, 2010)

rage

Le Centre national de référence de la rage (CNRR) a identifié la semaine dernière un lyssavirus appartenant à l'espèce European bat 1 lyssavirus (EBLV-1) de sous-type b chez un chat originaire de Source-Seine (21), expédié par le Laboratoire départemental de Côte-d’Or.
Ce chat domestique avait présenté une modification brutale de son comportement le 25 avril 2020 et un prélèvement pour recherche de rage a été réalisé après son décès et expédié au CNRR par les services vétérinaires car le chat avait été à l’origine d’exposition humaine par morsure et griffures (Arrêté du 21 avril 1997 relatif à la mise sous surveillance des animaux mordeurs ou griffeurs visés à l'article 232-1 du code rural). L’encéphale de l’animal a été reçu au CNRR le 6 mai 2020 et le diagnostic d’infection par un lyssavirus a été confirmé de façon définitive le 7 mai 2020 par des techniques d'immunofluorescence directe et d'isolement viral sur culture cellulaire. Le typage moléculaire du virus identifié a montré qu’il s’agissait d’un lyssavirus appartenant à l'espèce EBLV-1 de sous-type b. Plus précisément, ce virus appartient au cluster B1, rassemblant des souches virales circulant préférentiellement dans l’est de la France [2]. Un pourcentage de près de 99,8% d’homologie (séquence nucléotidique complète) a été montré entre ce virus et un isolat précédemment diagnostiqué en 2008 au laboratoire chez une sérotine commune (N/Ref : 08341FRA) provenant d’Aillant-sur-Tholon (89). Les personnes exposées à cet animal (morsures, griffures ou léchage de peau lésée ou muqueuses) ont été prises en charge au Centre antirabique de Dijon afin de bénéficier d’une prophylaxie post-exposition.

Il s’agit du troisième cas observé chez des chats domestiques en France, après deux cas rapportés en 2003 et en 2007 [3] : le premier cas a concerné une chatte âgée de 6 mois retrouvée dans un jardin public à Vannes et suspectée du fait d’une agressivité suivie d’un décès brutal ; le second cas a été observé en Vendée chez une chatte décédée après des troubles nerveux (agressivité notamment). Ces deux chats étaient infectés par les virus EBLV-1 de type 1b (à Vannes) et 1a (en Vendée).

D’autres cas de rage ont pu être observés en Europe chez d’autres espèces animales comme le mouton (au Danemark en 1998 et 2002) ou la fouine (en Allemagne en 2001), l’infection expérimentale ayant pu être reproduite expérimentalement chez le mouton et le renard. On a pu observer aussi l’infection de deux colonies de chauves-souris (Roussetus aegyptiacus) qui ont dû être éliminées dans des zoos au Pays-Bas et au Danemark en 2000 et 2002 respectivement. L’Homme n’a pas été épargné avec quatre cas référencés suite à une morsure de chauve-souris : le premier a concerné une jeune fille de 15 ans en Ukraine en 1977, le second une jeune fille de 11 ans en Russie en 1985, le troisième un biologiste suisse ayant été mordu par des chauves-souris, en Malaisie puis en Suisse, quatre ans et un an avant son décès en Finlande en 1985, et le quatrième cas en Ecosse chez un biologiste travaillant sur les chauves-souris décédé en 2002, ces deux derniers cas étant les seuls liés à une infection par un EVLV-2 [4].

Ces évènements doivent être considérés comme exceptionnels et aucun cas de transmission d’un animal terrestre infecté vers l’Homme n’a été rapporté à ce jour (mais par précaution, un traitement prophylactique contre la rage est toujours instauré).

Une étude franco-espagnole [5] rapporte le suivi de 800 chauves-souris insectivores de l’espèce Myotis myotis, aux îles Baléares en Espagne sur une période de 12 ans, qui a permis de noter que les infections survenaient par vagues, dont la période variait dans le temps en fonction du taux d’individus présentant une immunité humorale, sans observer forcément un changement de comportement permettant de suspecter l’infection comme c’est le cas des sérotines communes en France ou chez d’autres animaux infectés, ni de mortalité contrairement à ce qui survient chez les réservoirs animaux terrestres des virus rabiques (renards, chiens...). Ils ont pu calculer que la chauve-souris infectée était contaminante pendant cinq jours, montrant ainsi que le risque de transmission de la maladie est limité dans le temps et non persistant.

Cette étude démontre le caractère exceptionnel du risque de transmission de la rage par les chauves-souris européennes et conforte la décision prise en Europe de les protéger en ne détruisant pas les colonies dans lesquelles il y a de la rage. La seule mesure raisonnable aujourd’hui est, comme cela a été fait aux Baléares, d’interdire l’accès aux grottes abritant des chauve-souris susceptibles d’être infectées. Rappelons qu’il est strictement interdit en France et en Europe de tuer, de capturer, de transporter ou de commercialiser des chauves-souris, qu’il ne faut pas chercher à attraper une chauve-souris malade ou toucher à un cadavre de chauve-souris, et qu’il est vivement conseillé en cas de morsure, griffure ou léchage par de tels animaux de consulter rapidement un centre antirabique. Comme le souligne notre confrère Hervé Bourhy, directeur du Centre national de référence de la rage à l’Institut Pasteur de Paris, le risque de rage en France vient essentiellement d’animaux (chiens, singes) importés illégalement. On se souvient de l’épisode du chiot importé du Maroc qui avait déclenché, lors de l’été 2004, une alerte à la rage sur le territoire français.
 

[1] Bourhy H. De la négligence à la réémergence de la rage. In Les maladies infectieuses exotiques. Risques d’importation et d’implantation en Europe. Brugère-Picoux J et Rey M. Rapports de l’Académie nationale de médecine. Ed Lavoisier, Paris, 2010. p. 117-132.
[2] Troupin C et al. Host Genetic Variation does not Determine Spatio-Temporal Patterns of European Bat 1 Lyssavirus. Genome Biol Evol. 2017 Nov 1, 9(11), 3202-3213. DOI: 10.1093/gbe/evx236.
[3] Dacheux et al. European Bat Lyssavirus Transmission among Cats, Europe. Emerg Infect Dis. 2009, 15, 280-284. DOI: 10.3201/eid1502.080637.
[4] Fooks AR et al. European Bat Lyssaviruses: an Emerging Zoonosis. Epidemiol. Infect. 2003, 131, 1029–1039. DOI: 10.1017/S0950268803001481
[5] Amengual B et al. Temporal Dynamics of European Bat Lyssavirus Type 1 and Survival of Myotis myotis Bats in Natural Colonies, PLoS ONE, 27 juin 2007. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0000566.
Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
 

Hélène Jégado, Marie Lafarge, Rapport sur les moyens de constater la présence de l’arsenic dans les empoisonnements par ce toxique, Académie royale de médecine, 1841

arsenic
 
L’arsenic est le 33e élément de la classification de Mendeleïev. Il est disséminé sur terre sous diverses formes. On peut le trouver à l’état natif, mais le plus souvent sous forme d'arsénopyrite de fer, le mispickel, qui en est le principal minerai. Il en existe une quantité importante dans les mines d’or, en particulier en France où la mine de Salsigne est à l’origine d’un grave problème de pollution dans la région. Il existe aussi sous forme de magnifiques cristaux d’orpiment As2S3 jaunes ou de réalgar As4S4 rouges.

Sa toxicité est connue depuis l’Antiquité et son usage en tant que poison a perduré jusqu’à nos jours. Les dérivés de l’arsenic ont tous une toxicité chronique très importante et sont, entre autres, cancérigènes. Mais leur toxicité aiguë varie largement avec le type de composé. L’arsenic lui-même a une dose létale DL50 (dose causant la mort de 50% des individus) d’un peu moins de 800 mg/kg de poids corporel, soit 60 g pour un homme de 75 kg, ce qui est énorme – plus la DL50 est faible, plus le produit est dangereux. Le trioxyde d’arsenic, en revanche, a une dose létale comprise entre 1 et 3 mg/kg de poids corporel, soit entre 75 et 225 mg pour tuer un individu de 75 kg. Il a été longtemps utilisé comme mort aux rats et c’est souvent en tant que tel qu’il a servi à se débarrasser des importuns.

C’est au VIIIe siècle que le célèbre alchimiste arabe Geber prépare l’anhydride arsénieux ou trioxyde d’arsenic As2O3, une poudre blanche, insipide et sans odeur. Il est très utilisé au Moyen Age et à la Renaissance, où les Borgia l’emploient de façon courante. Catherine de Médicis est réputée avoir importé d’Italie ce moyen pratique de se débarrasser d’autrui. As2O3 devient alors la « poudre de succession », largement utilisée par la marquise de Brinvilliers et la Voisin avec les conséquences que l’on sait. Ce poison est très pratiqué jusqu’au XIXe siècle car les symptômes de l'empoisonnement ressemblent à ceux du choléra qui est endémique à l’époque.

Au XIXe siècle, deux empoisonnements à l’arsenic ont conduit à des procès célèbres, dont le second est historiquement le premier à faire l’objet d’expertises scientifiques contradictoires.

L'affaire Jégado

Le premier cas est une utilisation massive d’oxyde d’arsenic par Hélène Jégado. Née en 1803, elle vit une jeunesse relativement heureuse chez des agriculteurs bretons pauvres. Devenue domestique et, malheureusement pour ses employeurs, cuisinière, elle trouve des emplois dans toute la Bretagne et partout où elle passe, les cadavres s’accumulent. Elle tue des enfants, des curés, des domestiques et est même accusée d’avoir homicidé sa sœur et une de ses tantes. Ses exploits s’arrêtent à Rennes car dans la dernière famille où elle est employée, trop de décès suspects attirent l’attention de Théophile Bidard de La Noë, avocat et expert en affaires criminelles. Il enquête et fait procéder à une autopsie qui révèle un empoisonnement à l’arsenic. Hélène Jégado est arrêtée le 2 juillet 1851 mais nie toute implication. En l'absence de preuves, l’intime conviction du juge d’instruction la mène néanmoins devant la cour d’assise d’Ille-et-Vilaine. Reconnue coupable, elle est exécutée à Rennes. Toutefois, et heureusement, elle avouera ses crimes la veille de son exécution.

La carrière criminelle d’Hélène Jégado a duré dix-huit ans et a pu passer inaperçue car le choléra sévissait à l’époque dans la région. On ne connaît pas le nombre exact de ses victimes, qui se situe entre 36 et 80, ce qui fait d'elle, semble-t-il, la plus grande tueuse en série de l’histoire de France. Son procès est passé toutefois relativement inaperçu car le coup d’Etat du futur Napoléon III occupait alors les gazettes.

L'affaire Lafarge

La deuxième affaire du XIXe siècle est celle de Marie Lafarge et se situe dans un tout autre milieu. Elle est la petite-fille de Jacques Collard de Montjouy et d'Hermine de Compton, qui se sont rencontrés chez madame de Genlis par l’entremise de Talleyrand. Jacques Collard est un ami du général Dumas et le tuteur de ses enfants, dont Alexandre âgé alors de trois ans. Hermine de Compton est probablement la fille naturelle du duc d'Orléans Philippe Egalité et de madame de Genlis (Stéphanie Félicité du Crest, comtesse de Genlis, marquise de Sillery, a été gouvernante de Louis-Philippe, qui en a été très amoureux ! Les maquettes de madame de Genlis représentant différents ateliers de l’époque et servant à l’éducation de Louis-Philippe étaient jadis exposées au Musée national des techniques à Paris). La fille de Jacques Collard et d’Hermine de Compton épouse André Laurent Cappelle, dit le baron Cappelle. Leur fille, Marie Cappelle, est élevée au château de Villers-Hélon dans l’Aisne et reçoit une excellente éducation. Son mariage précipité avec Charles Pouch-Lafarge, maître de forges au Glandier (commune de Beyssac en Corrèze), est célébré le 11 août 1839 à Notre-Dame de Paris. En fait, Charles Lafarge, plus ou moins ruiné, avait lorgné la dot de 80 000 francs-or de la jeune fille. Après le mariage, les deux époux rejoignent la Corrèze et Marie découvre le Glandier, une vieille demeure délabrée où grouillent les rats. Elle y déprime et supplie son époux de la laisser partir, ce qu’il refuse. Essayant de retisser les liens avec lui, elle lui lègue tous ses biens alors que lui, en cachette, teste en faveur de sa mère et de sa sœur.

En novembre 1839, Charles Lafarge part à Paris pour ses affaires et pendant ce temps, Marie demande à un certain Barbier d’aller lui chercher de la mort aux rats pour tuer ceux qui infestent sa demeure. Le 14 décembre 1839, elle fait confectionner par sa cuisinière un gâteau pour son mari, avec du lait bien sûr non pasteurisé, qui mettra quatre jours pour arriver à Paris. Après l’avoir consommé, Charles Lafarge tombe malade. Il rentre au Glandier, où il décède le 14 janvier 1830 dans d’atroces souffrances.

La mère de Charles fait alors courir le bruit que sa belle-fille a empoisonné son fils et elle prévient les autorités. Une enquête est ouverte et, le 16 janvier, une autopsie est effectuée, qui n’indique rien de spécial. Le 15 janvier, la perquisition au Glandier montre de l’arsenic partout, mais les analyses toxicologiques sur le corps de Charles n’en trouvent qu’une trace minime. Le 23 janvier 1840, Marie Lafarge est arrêtée. Curieusement, le 10 février 1840, on découvre une parure de diamant qu’elle aurait volée à une amie, la comtesse Léautaud. En juillet 1840, Marie Lafarge est condamnée à deux ans de prison pour ce vol.

Le 3 septembre 1840, le procès pour assassinat débute devant la cour d’assises de Tulle et a un grand retentissement. La presse opposée au pouvoir de Louis-Philippe dénonce violemment la « bâtarde orléaniste devenue empoisonneuse ». A ce procès va avoir lieu une querelle d’experts qui préfigure celle qu’on verra un bon siècle plus tard avec la « bonne dame de Loudun ». Le célèbre Mathieu Orfila, père de la toxicologie en médecine légale, relève des traces d’arsenic dans le corps de Charles Lafarge. Raspail est requis par la défense pour une contre-expertise mais il arrive à Tulle quatre heures après le verdict. Il aurait dit : « On a trouvé de l’arsenic dans le corps de Lafarge ? Mais on en trouverait partout, même dans le fauteuil du président ». La querelle d’expert va attirer l’attention des Académies des sciences et de médecine, qui créent une commission dont Joseph Caventou est le rapporteur. Son Rapport sur les moyens de constater la présence de l’arsenic dans les empoisonnements par ce toxique n’apaisera pas les esprits.

Le 19 septembre 1840, Marie Lafarge est condamnée aux travaux forcés à perpétuité et conduite au bagne de Toulon, mais Louis-Philippe va commuer sa peine en détention criminelle. Sa santé se dégradant, elle est transférée dans la maison de santé de Saint-Rémy de Provence, puis Napoléon III la gracie en juin 1852. Elle décède le 7 septembre suivant à Ussat en Ariège.

Pendant sa détention, Marie Lafarge a écrit un journal intime, qui sera publié en quatre tomes en 1841 et 1842.

En 2011, des descendants de sa famille ont déposé une demande de révision.

Comme pour Marie Besnard, dont le procès a eu lieu un peu plus d’un siècle plus tard, la présence d’arsenic naturel, en faible voire en forte quantité dans l’environnement, complique la tâche des experts et conduit à des procès difficiles, à l’issue incertaine. Si dans le cas d’Hélène Jégado, les crimes sont certains bien que difficiles à prouver, dans le cas de Marie Lafarge, il n’est pas impossible que son mari soit mort, en réalité, de la typhoïde.

Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
 
De la quinine à l'hydroxychloroquine
 
L’isolement de la quinine par Pelletier et Caventou en 1820 est un grand progrès dans la lutte contre le paludisme car il permet de délivrer une dose de molécule active reproductive et d’en déduire une posologie efficace. Avant, la dose administrée au patient dépendait du type de l’écorce de quinquina et l’effet allait de l’inefficace au toxique.
Compte tenu de l’importance de la maladie, de nombreuses recherches sont alors initiées sur la molécule elle-même mais aussi sur les substituts possibles. Cela est d’autant plus nécessaire que la quinine, comme tout médicament actif, est toxique et n’est pas efficace sur tous les plasmodiums.

En 1849, Adolf Strecker donne la formule brute de la quinine : C20H24N2O2 et en 1853, Pasteur, en travaillant sur l’acide tartrique et en utilisant des amines chirales, trouve une molécule proche de la quinine, la quinotoxine.
A la fin du XIXe siècle, Zdenko Skraup donne la structure chimique de la quinine et l'on constate qu’elle est complexe car elle comporte au moins un carbone asymétrique, d’où plusieurs isomères. Ceux-ci n’ont forcément pas la même activité, ce qui implique une synthèse stéréosélective.

Quinine

quinine

Au début du XXe siècle, Paul Rabe et Carl Kindler publient la synthèse de la quinine à partir de la quinotoxine. Le 11 avril 1944, Robert Woodward et William von Eggers Doering, de Harvard, décrivent la synthèse de la quinine, ce qui fait grand bruit à l’époque, mais elle est sujette à controverse. La synthèse totale et stéréosélective est effectuée par Gilbert Stork en 2001. La vingtaine d’étapes nécessaires, toutefois, implique un rendement très faible et ne permet pas l’industrialisation du procédé.
L’usage de la quinine décline jusqu’aux années soixante-dix puis reprend en raison de la résistance de souches de plasmodium aux nouvelles molécules.

Les recherches sur les antipaludéens de synthèse commencent à la fin du XIXe siècle. A cette époque, on constate qu’un colorant, le bleu de méthylène, a une action contre la syphilis et certains microbes. En 1891, Paul Ehrlich remarque l’action antimalaria de ce colorant mais son effet, justement très colorant, est gênant pour les malades. Une équipe de Bayer synthétise et teste alors des quantités de molécules de structure voisine et remarque, en 1925, qu’une aminoquinoléine est efficace et la dépose sous le nom de plasmoquine. La formule reste secrète jusqu’en 1928.

Pendant ce temps, les chercheurs français et britanniques subodorent que certains dérivés de la quinoléine ont une action antipaludique. En 1930, Ernest Fourneau et son équipe de l’Institut Pasteur synthétisent la rhodoquine, une aminoquinoléine, qui est plus efficace que la plasmoquine. La rhodoquine, associée à la plasmoquine sera très utilisée en France jusqu’aux années quatre-vingt sous le nom de rhodopraequine.

En 1932, on produit l’atabrine, qui est une 9-aminoacridine, molécule efficace mais qui a le défaut de jaunir la peau des patients. Hans Andersag d'IG Farben remarque, en 1934, que le diphosphate de chloroquine, appelé résochine, est un bon antipaludéen mais est trop toxique. Il synthétise alors diverses molécules de structures comparables et observe que la 3-méthylchloroquine, appelée sontochine, est efficace et moins toxique. Juste avant la deuxième guerre mondiale, les Allemands brevètent la résochine et la sontochine et, en 1941, Bayer accorde à Winthrop les droits sur ces deux produits. Le fait que les différentes armées sont alors décimées par la malaria accélère la recherche et de nombreux travaux sont effectués sur les aminoquinoléines. En 1941, Rhône Poulenc Spécia passe un accord avec IG Farben pour faire des essais sur la sontochine et, en 1942, le docteur Philippe Jean Decourt effectue des tests à Tunis, alors sous domination allemande. Le 7 mai 1943, la première armée britannique entre à Tunis et le docteur Schneider, qui connaît les résultats de Decourt, les communique aux alliés.
En février 1946, la sontochine prend le nom de chloroquine et devient un célèbre médicament antipaludéen en 1947. En France, elle prend le nom de Nivaquine en 1949. L’industrie pharmaceutique hésite cependant à mettre sur le marché cette molécule car elle la juge trop toxique. Quelques grammes suffisent, en effet, pour tuer un humain.

A partir de 1955, on utilise comme antipaludéen une molécule voisine de la chloroquine, l’hydroxychloroquine, qui sert aussi en rhumatologie. Ces deux molécules ne sont plus guère utilisées aujourd'hui comme antipaludéen sauf pour certains types particuliers. Comme chacun sait, des essais cliniques sont en cours pour évaluer leur action antivirale.

Hydroxychloroquine

hydroxychloroquine

Il existe à ce jour d’autres aminoquinoléines, dont l’amodiaquine et la méfloquine (Lariam), qui sont actives pour traiter certains plasmodiums résistants aux autres molécules.
Il existe également plusieurs molécules actives contre la malaria, dont certaines ne sont pas des aminoquinoléines. Actuellement, une de ces molécules prometteuses est l’artémisinine. Extraite de l’absinthe chinoise, c'est une lactone comportant un groupe peroxyde. Malheureusement, cette molécule possède sept centres d’asymétrie, d’où un très grand nombre de stéréo-isomères, ce qui rend sa synthèse quasi impossible.

En raison de la résistance des plasmodiums aux nouvelles molécules qu’on leur oppose, la recherche d’antipaludéens, si l’on retient comme début les travaux de Pelletier et Caventou, dure depuis le début du XIXe siècle. Cette recherche de plus de deux cents ans n’aura probablement pas de fin, comme celle, encore plus complexe, concernant les virus.

Alain Delacroix

Professeur honoraire, chaire "Chimie industrielle - Génie des procédés" du Conservatoire national des arts et métiers
 
Ecorce de quinquina
 
Le paludisme ou malaria (mal'aria, mauvais air) ou encore fièvre des marais est une maladie infectieuse qui touche plus de deux cents millions de personnes dans le monde et en tue plus de quatre cent mille par an. En France métropolitaine, la malaria a sévi jusqu’aux années trente dans le Marais poitevin, la Brenne, les Landes et la Sologne, entre autres. Elle n’a été éradiquée de Corse qu’en 1973.

Le paludisme est une infection due à un parasite de type Plasmodium. Il en existe plus de cent espèces, parmi lesquelles le Plasmodium falciparum est le plus dangereux.
C’est en 1880 que le médecin militaire Charles Laveran (1845-1922) découvre ce parasite protozoaire responsable de la maladie et imagine qu’il est véhiculé par les moustiques. Il lui sera conféré le prix Nobel en 1907.
En 1897, le médecin anglais Ronald Ross prouve que c’est bien le moustique anophèle qui est le vecteur de la malaria, ce qui lui vaut, à lui aussi, le prix Nobel, en 1902.

Dès le début du XVIIe siècle, on a cherché à traiter cette maladie si dangereuse et c’est grâce à des observations fortuites en Amérique du Sud qu’on a commencé à trouver un remède. En effet, d’après un texte de Caldera de Heredia publié en 1663, les pères jésuites eurent l’idée d’utiliser la «poudre des fièvres» après avoir vu des Indiens, grelotant de froid après la traversée d’un torrent, prendre de l’écorce d’un arbre pour soulager leurs tremblements. Au début du XVIIe siècle, Augustino Salumbrino, un jésuite italien, crée une pharmacie à Lima pour alimenter tous les jésuites du pays en médicaments. Parmi ceux-ci se trouve de la poudre obtenue à partir de l’écorce d’un arbre, qui fait disparaître la fièvre.
A partir de 1630, les jésuites apportent à Rome cette écorce du Pérou, ou «écorce des jésuites», qui guérit les Romains – Rome est alors la ville la plus impaludée du monde et même les papes et les cardinaux en sont victimes. C’est un médecin génois, Sebastiano Bado, qui emploie le premier le terme de quinquina et vers 1650, l’écorce du Pérou devient la «poudre des jésuites».

Au XVIIe siècle, la posologie de cette poudre est mal définie car selon le type d’arbre, les écorces ne contiennent pas la même quantité de principe actif. L’effet est donc très variable, d’où une certaine défiance. De plus, les Anglais voient d’un mauvais œil ce médicament papiste. C’est pourtant un Anglais, Robert Talbor (1642-1681), qui trouve, auprès d’un apothicaire, une posologie pour soigner la fièvre sans trop d’effets secondaires et qui propose un remède, plus ou moins efficace. Il soigne alors à grand frais le roi Charles II d’Angleterre, puis vient en France soigner Louis XIV, le dauphin et de nombreux princes. Il faut dire qu’à l’époque, Versailles était encore en partie marécageux. Après la mort de Talbor, on s’apercevra que sa potion miraculeuse était constituée par de l’écorce de quinquina, dont le goût amer était masqué par du sirop.

A partir de la guérison de Louis XIV et du dauphin en 1686, le quinquina est largement utilisé dans le royaume et ses colonies. Cependant les sources d’écorces ne sont pas fiables car, comme on l’a vu, la concentration en principe actif diffère selon l'arbre et, de plus, on constate de nombreuses fraudes.

Le célèbre La Condamine va jouer un rôle important dans la description scientifique de l’arbre quinquina. De 1735 à 1743, il conduit une expédition au Pérou afin de mesurer un arc de méridien d'un degré. En janvier 1737, pour se rendre à Lima, La Condamine passe par une région censée posséder le meilleur quinquina. Il l’observe et distingue trois espèces : le blanc, le jaune et le rouge, et fait de nombreuses descriptions : le lieu où pousse l’arbre, la récolte de l’écorce, etc. Le 29 mai 1737, La Condamine fait parvenir à Paris son mémoire intitulé Sur l’arbre du quinquina, qui sera lu à l’Académie et publié en 1738.
Sur la base des travaux de La Condamine, Carl von Linné crée un genre nouveau, Cinchona, et une nouvelle espèce, Cinchona officinalis, qu’il décrit en 1753 dans le Species plantarum. De nombreuses expéditions ont lieu, dont celles de Joseph de Jussieu en 1739 et de Hugh Algernon Weddell de 1843 à 1848. Ce dernier distinguera dix-neuf espèces d’arbres.

Après la découverte de la quinine en 1820 par Pelletier et Caventou, on va pouvoir rechercher les arbres qui contiennent le plus de quinine, en particulier les jaunes et les rouges. La demande en quinine devient si forte que l’arbre est surexploité en Amérique du Sud et devient rare.
Les Anglais vont développer la culture du quinquina en Inde et au Sri Lanka puis vont se faire supplanter par les Hollandais à Java avec le quinquina jaune. Pendant la seconde guerre mondiale, les nazis détruisent les stocks de quinquina en bombardant Amsterdam et les Japonais envahissent Java. Les alliés exploitent alors les plantations des colonies françaises et belges et les Américains développent la culture en Amérique latine. Mais la demande est trop forte et les Allemands, avec la guerre, en sont vite privés.

Compte tenu des difficultés d’approvisionnement, de la toxicité de la quinine et de son action uniquement contre les formes intra-érythrocytaires de la malaria, les chimistes vont rechercher et trouver de nouvelles molécules actives. Après la guerre, cette concurrence a fait baisser largement les prix mais la production est toujours importante. En effet, certains plasmodiums deviennent résistants aux nouveaux traitements et, plus curieusement, on ajoute toujours de la quinine dans certaines boisson, Canada Dry et Schweppes Indian Tonic, par exemple. Ce sont les colons anglais en Inde qui, pour masquer le goût amer de la quinine, utilisée contre le paludisme local, la mélangeaient avec des eaux gazeuses, du sucre et du gin. Les sodas actuels dit «tonic» peuvent contenir jusqu’à 100 mg par litre de quinine, ce qui leur donne le goût amer. Cette utilisation représente environ 60% de la consommation, le reste servant toujours au traitement contre la malaria.

Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 
Covid-19 et aspects vétérinaires

Animaux contaminés par l’Homme Covid-19 positif

Depuis le premier cas du 26 février d’un chien contaminé par sa propriétaire atteinte de la Covid-19 à Hong Kong, la possibilité d’une contamination Homme-animal par le virus responsable (Sars-CoV-2) a été observée également chez d’autres carnivores à Hong Kong, en Belgique, aux Etats-Unis et aux Pays-Bas.

Le premier chien de Hong Kong était un Loulou de Poméranie âgé (17 ans), mis en quarantaine le 26 février et sans signes cliniques. Les prélèvements nasaux et oraux se sont révélés faiblement positifs pour la recherche de l’ARN viral par RT-PCR à cinq reprises puis les derniers prélèvements se sont révélés négatifs. Les prélèvements rectaux ont été négatifs. Ce chien est mort deux jours après son retour de quarantaine chez sa propriétaire, le 16 mars, à la suite de déficiences rénales et cardiaques. Et ce n’est qu’après ce décès, le 26 mars, que l’on a appris que la recherche d’anticorps sur un prélèvement sanguin, du 3 mars, s’était révélée finalement positive. Du fait des faibles valeurs de PCR, on peut penser que l’infection développée par le chien a été trop faiblement productive pour attester d’un risque de contagiosité.

Le second chien positif de Hong Kong est un berger allemand âgé de 2 ans envoyé en quarantaine depuis le 18 mars 2020 avec un chien négatif de race mixte de la même résidence [1]. Comme le cas précédent, il a été contaminé par son propriétaire et révélé positif lors de la recherche de l’ARN viral en RT-PCR, les 19 et 20 mars, mais sans présenter de symptômes. Les données concernant ce deuxième cas ne permettent pas de conclure à une infection productive.

Le troisième cas a été annoncé le 27 mars, chez un chat belge par le Comité scientifique (SciCom) institué auprès de l’Agence fédérale pour la sécurité de la chaîne alimentaire (Afsca) [2]. Le chat belge a été diagnostiqué positif par la faculté de médecine vétérinaire de l’université de Liège, le 18 mars. Le chat vivait chez sa propriétaire atteinte de la Covid-19 après un voyage en Italie et confinée à son domicile. Il a présenté des symptômes (anorexie, diarrhée, vomissements, toux et respiration superficielle) une semaine après le retour de sa propriétaire. Les prélèvements de liquides gastriques et de matières fécales se sont révélés positifs en PCR. Dix jours plus tard, l’état du chat s’est amélioré mais d’autres examens n’ont pu être réalisés du fait du confinement du chat et de la propriétaire. Selon le SciCom, il n’est pas possible de conclure à une infection virale productive mais elle peut être suspectée du fait des symptômes compatibles avec une coronavirose. Mais le chat peut aussi avoir été un vecteur passif du fait de la forte contamination de l’environnement liée à sa propriétaire infectée et confinée.

Le quatrième cas concerne un chat de Hong Kong déclaré le 3 avril 2020 à l’Organisation mondiale de la santé animale (OIE). Il a été placé sous quarantaine le 30 mars à la suite de l’hospitalisation de son maître contaminé par la Covid-19. Tous les échantillons (nasaux, cavité buccale, fèces) ont été positifs au Sars-CoV-2, de même que le 1er avril pour des écouvillons nasaux et oraux. Ce chat reste sous surveillance.

Depuis, il a été annoncé le 5 avril que des tigres et des lions pouvaient être contaminés dans un zoo du Bronx avec l’apparition de signes cliniques et une confirmation de la présence du virus sur plusieurs animaux le 22 avril (5 tigres et 3 lions) [3].

Puis deux chats new-yorkais ont été déclarés positifs [4]. Le premier chat présentait des symptômes respiratoires alors qu’il n’y avait aucun cas de Covid-19 dans les habitants de la maison. Ce chat peut avoir été contaminé par une personne extérieure à son domicile ou son propriétaire asymptomatique. Le propriétaire du second chat avait été diagnostiqué atteint de la Covid-19 avant l’apparition des symptômes chez son chat (troubles respiratoires), un autre chat présent au domicile n’ayant présenté aucun symptôme.

Enfin, le 26 avril 2020, le ministère de l’Agriculture néerlandais a annoncé que deux fermes comportant plus de 20 000 visons d’élevage avaient été contaminées par le virus de la Covid-19 (cf. article du 27 avril 2020)

Recherche d’anticorps chez les animaux de compagnie

Les laboratoires Idexx ont mis au point un test de diagnostic Idexx Sars-CoV-2 (Covid-19) RealPCR test ND.
Ce test a été réalisé sur près de 4000 échantillons respiratoires (77%) ou fécaux (23%), récoltés entre le 24 février et le 12 mars 2020 dans 50 Etats américains et en Corée du Sud où il existait des cas humains de Covid-19. Tous les animaux de compagnie testés (chiens : 55%, chats : 41% et chevaux : 4%) se sont révélés négatifs.
Une autre enquête sérologique (ELISA) réalisée chez des chats à Wuhan prélevés avant et après l’épidémie de Covid-19 a montré que le virus avait contaminé 11 chats sur les 102 prélevés après l’épidémie (les chats témoins prélevés avant l’épidémie étaient négatifs) [5]. Les taux d’anticorps les plus importants ont été relevés chez les trois chats dont les propriétaires étaient Covid-19 positifs (1/360, 1/360 et 1/1080).
Enfin une dernière recherche d’anticorps a concerné en France 21 animaux (9 chats et 12 chiens) en contact étroit avec 20 étudiants de l’Ecole nationale vétérinaire d’Alfort, dont 13 avaient présenté les symptômes de la Covid-19 (parmi lesquels 2 étudiants ont été confirmés positifs) [6]. Tous les animaux se sont révélés négatifs.
Une étude sur une plus large échelle dans plusieurs pays très affectés est nécessaire pour connaître si le Sars-CoV-2 circule ou non chez nos animaux de compagnie pendant une période d’épidémie importante.

Reproductions expérimentales de la Covid-19 chez des animaux

L’éditorial de la revue Nature du 1er avril 2020 rapporte les résultats des travaux réalisés par une équipe chinoise de l’Institut de recherche vétérinaire de Harbin [7] démontrant que l’on pouvait reproduire expérimentalement par inoculation intranasale l’infection par des virus Sars-CoV-2 chez des animaux pouvant être de compagnie ou de ferme (furets, chats, chiens, poulets, porcs et canards). Il faut noter que dans ce document prépublié (n’ayant pas encore fait l’objet d’une validation), seul un petit nombre d’animaux ont été inoculés, avec des fortes doses de virus. Le virus a été détecté dans les premières voies respiratoires des furets qui n’ont pas présenté de symptômes importants ou une mortalité. Cinq chats ont pu être infectés avec une excrétion virale dans les échantillons respiratoires et fécaux et une séroconversion. Il a été possible de démontrer que le virus pouvait être transmis par la voie aérienne sur l’un des trois chats en contact avec les chats inoculés. Les trois chiens inoculés ont montré une très faible sensibilité à l’infection virale. Enfin les porcs, les poulets et les canards ne se sont pas révélés sensibles.

Dans une seconde publication du 31 mars [8], une équipe sud-coréenne rapporte l’inoculation expérimentale de furets avec de fortes doses de virus. Chez ces furets, on a pu retrouver le virus dans les cavités nasales, la salive, l’urine et les fèces jusqu’à 8 jours suivant l’inoculation. Il a été aussi possible de démontrer une contagiosité chez des furets placés en contact direct dans la même cage que les furets inoculés. Pour quelques furets en contact indirect car placés dans des cages séparées, on a pu aussi démontrer la possibilité d’une transmission par la voie aérienne. Par comparaison avec les inoculations réalisées avec le Sars-CoV du Sras, les auteurs font remarquer que les aspects cliniques et les titres de virus dans les poumons sont plus faibles avec le Sars-CoV-2 mais que l’infection persiste plus longtemps chez l’animal, avec la possibilité d’un portage asymptomatique permettant la propagation du virus. Le furet peut néanmoins être un modèle animal pour l’étude de l’infection par le Sars-CoV-2 comme dans le cas de plusieurs viroses respiratoires humaines (virus influenza ou parainfluenza, virus respiratoire syncytial, Sars-CoV-1). Ce document prépublié ne concerne que 24 furets et n’a pas encore fait l’objet d’une validation.

Une étude ultérieure allemande du Friedrich-Loeffler-Institute [9] confirme la sensibilité du furet (24 animaux testés) et la résistance des porcs (9 testés) et des volailles (17 poulets testés) au Sars-CoV-2. Dans cette étude, 9 chauves-souris (roussettes/Rousettus aegyptiacus) ont été aussi inoculées et ont répliqué le virus dans leurs premières voies respiratoires, contaminant aussi par contact une des trois chauves-souris testées.
Rappelons que des études antérieures sur le Sars-CoV à l’origine du syndrome respiratoire aigu sévère (Sras) avaient déjà montré expérimentalement que les chats pouvaient être infectés et contaminer d’autres chats sans que l’on ait montré un rôle épidémiologique des chats dans ce syndrome.

Les observations précitées ne permettent pas, actuellement, de conclure à une infection productive favorisant une éventuelle contagiosité animal-Homme ou animal-animal. L’Anses vient d’ailleurs de confirmer, dans un avis du 20 avril [10], que «les animaux domestiques (d’élevage et de compagnie) n’ont pas de rôle dans la transmission du virus de la Covid-19 à l’Homme». Les chauves-souris européennes sont porteuses de coronavirus très différents du Sars-CoV-2. Le risque d’une contamination de ces espèces utiles et protégées par des personnes infectées est fort peu probable mais il importe de respecter leur écosystème.

Mesures de biosécurité

Ces observations ne modifient pas les recommandations formulées depuis le début de la pandémie. Il n’est pas nécessaire de séparer les animaux de la famille lorsqu’une personne est Covid-19 positive dans le milieu familial mais il faut renforcer les mesures de biosécurité habituellement recommandées pour éviter les zoonoses liées aux animaux de compagnie, notamment le lavage des mains, l’entretien de la litière ou l’apport des aliments tout en évitant un contact à risque avec l’animal (baisers, léchage, partage de la nourriture notamment).
Par conséquent, l’important est, lorsque la personne infectée est maintenue à domicile, de réduire au maximum les possibilités de contacts de l’animal avec celle-ci et de désinfecter son environnement. Il faut aussi recommander qu’une autre personne vivant sous le même toit s’occupe de l’animal.

Sars-CoV-2 et barrière d’espèce

Dans un article publié par l’Académie vétérinaire de France [11], Eric Leroy souligne que la «barrière d’espèce n’est pas si imperméable» avec les virus de type Sars-CoV-1 ou Sars-CoV-2 dont on connaît l’origine zoonotique, d’une part avec les chauves-souris du genre Rhinolophus mais aussi avec différents hôtes intermédiaires possibles, dont la civette palmiste à masque pour le Sars-CoV-1 et le Pangolin asiatique (Manis javanica) pour le Sars-CoV-2, d’autres carnivores ayant été sensibles à l’un et/ou l’autre de ces virus (chats, chiens viverrins, furet). La protéine de surface (S) du Sars-CoV-2 intervient dans l’attachement du virus à la cellule hôte, la fusion membranaire et son entrée dans la cellule. La sous-unité de cette protéine (S1) permet l’attachement de Sars-CoV-2 à la cellule cible du fait de l’interaction entre un site de liaison, le receptor binding domain (RBD) et un récepteur situé à la surface de la cellule comme l’angiotensin-converting enzyme 2 (ACE2). Le RBD du Sars-CoV-2 aurait une affinité non seulement pour le récepteur ACE2 de l’Homme mais aussi pour plusieurs espèces animales, qu’il s’agisse d’animaux de compagnie (chiens, chats, furets) ou d’animaux d’élevage tels que les bovins, moutons ou chevaux. Comme les coronavirus pathogènes pour les chiens et les chats seraient issus d’une recombinaison au niveau de la protéine S, on ne peut exclure la possibilité (difficile à évaluer) d’une recombinaison en cas de co-infection avec le Sars-CoV-2.

Comme l’ont souligné Sun et al. [12], «les similitudes de la séquence des récepteurs se liant au Sars-CoV-2 entre l’Homme et les animaux suggèrent une faible barrière d'espèce pour la transmission du virus aux animaux de ferme. Nous proposons, sur la base du modèle une seule santé, que les vétérinaires et les spécialistes des animaux soient impliqués dans une collaboration interdisciplinaire dans la lutte contre cette épidémie».

 

[1] Les trois cas de Hong Kong ont fait l’objet d’une alerte sanitaire pour maladie émergente à potentiel zoonotique inconnu à l’Office international des épizooties :
https://www.oie.int/wahis_2/public/wahid.php/Reviewreport/Review/viewsummary?fupser=&dothis=&reportid=33455
https://www.oie.int/wahis_2/public/wahid.php/Reviewreport/Review/viewsummary?fupser=&dothis=&reportid=33684
https://www.oie.int/wahis_2/public/wahid.php/Reviewreport/Review/viewsummary?fupser=&dothis=&reportid=33832
[2] https://urlz.fr/cfa1.
[3] https://www.theverge.com/2020/4/6/21211217/pets-cats-tigers-bronx-zoo-covid-19-coronavirus
[4] https://edition.cnn.com/2020/04/22/health/cats-new-york-coronavirus-trnd/index.html
[5] Zhang Q et al. Sars-CoV-2 Neutralizing Serum Antibodies in Cats: a Serological Investigation. https://doi.org/10.1101/2020.04.01.021196 (prépublication non validée).
[6] Temman S. et al. Absence of Sars-CoV-2 Infection in Cats and Dogs in close Contact with a Cluster of Covid-19 Patients in a Veterinary Campus. bioRxiv preprint doi: https://doi.org/10.1101/2020.04.07.029090.
[7] Jianzhong Shi et al. Susceptibility of ferrets, cats, dogs, and different domestic animals to Sars-coronavirus-2. bioRxiv preprint 2020.03.30.015347v1.full.pdf
[8] Young-Il Kim et al. Infection and Rapid Transmission of Sars-CoV-2 in Ferrets. Journal pre-proof. CellPress.DOI: 10.1016/j.chom.2020.03.023.
[9] Beer Martin. Covid-19: Experimental Infection of Fruit Bats, Ferrets, Pigs, and Chicken with Sars-CoV-2 at Friedrich-Loeffler-Institut. Promed Post – ProMED-mail 10 Apr 2020.
[10] https://www.anses.fr/fr/content/covid-19-pas-de-r%C3%B4le-des-animaux-domestiques-dans-la-transmission-du-virus-%C3%A0-l%E2%80%99homme
[11] Leroy E et al. Transmission du Covid-19 aux animaux de compagnie : un risque à ne pas négliger. Bull. Acad. Vét. France, 2020. http://www.academie-veterinaire-defrance.org/
[12] Sun J, Wan-Ting H, Wang L, Lai A, Ji X et al. Covid-19: Epidemiology, Evolution, and Cross-disciplinary Perspectives. Trends Mol Med. , 2020. (https://doi.org/10.1016/j.molmed.2020.02.008) Online ahead of print.
Jeanne Brugère-Picoux

Professeur honoraire de pathologie médicale du bétail et des animaux de basse-cour (Ecole nationale vétérinaire d’Alfort), membre de l’Académie nationale de médecine, présidente honoraire de l’Académie vétérinaire de France
 
vison

Le 26 avril 2020, le ministère de l’Agriculture néerlandais a annoncé que deux fermes comportant plus de 20 000 visons d’élevage avaient été contaminées par le virus de la Covid-19. Des tests ont été réalisés sur les visons suite à l’apparition de troubles respiratoires avec une augmentation du taux de mortalité mais aussi du fait d’une suspicion de Covid-19 chez plusieurs techniciens de ces fermes. Ces fermes sont situées dans le Brabant du Nord qui est au cœur de l’industrie néerlandaise du vison mais aussi l’épicentre de l’épidémie néerlandaise de Covid-19 (il existe encore près de 160 fermes d’élevage de visons malgré leur interdiction en 2013 car celle-ci n’entrera en application qu’en 2024, les Pays-Bas étant actuellement le troisième producteur après la Chine et le Danemark). L’Institut de santé publique néerlandais (RIVM) a défini par précaution une zone d’interdiction pour les piétons et les cyclistes d’environ 400 m autour de chaque ferme. La ministre de l'Agriculture, Carola Schouten, a décrété que toute maladie suspecte devait être signalée aux autorités par les éleveurs de visons et les vétérinaires.

Il n’est pas étonnant que le vison soit sensible au Sars-CoV-2 car le furet qui lui est proche est l’animal qui s’est révélé le plus sensible à ce virus dans plusieurs conditions expérimentales. On ne connaissait jusqu’alors qu’un seul coronavirus chez le vison, pouvant être incriminé dans des diarrhées décrites chez les jeunes visons en 1990 par Gorham et al. au Canada [1]. L’étude de ce coronavirus en 1992 par Have et al. au Danemark [2] a montré par des analyses sérologiques (immunofluorescence, ELISA, immunoblot) que ce virus était proche des coronavirus porcins de la gastroentérite transmissible et de la diarrhée épidémique porcine, la recherche d’anticorps neutralisants étant négative.

 

[1] https://www.dutchnews.nl/news/2020/04/coronavirus-identified-on-two-mink-farms-in-the-netherlands/
[2] Gorham JR et al. Detection of Coronavirus-like Particles from Mink with Epizootic Catarrhal Gastroenteritis. Can J Vet Res. 1990 Jun; 54(3): 383–384.
[3] Have P et al. Coronavirus Infection in Mink (Mustela Vison). Serological Evidence of Infection with a Coronavirus Related to Transmissible Gastroenteritis Virus and Porcine Epidemic Diarrhea Virus. Vet Microbiol, 1992 Apr;31(1):1-10. doi: 10.1016/0378-1135(92)90135-g.
Pierre Potier

Ingénieur
 
MersenneParis 1630, place Royale (l’actuelle place des Vosges), le couvent des Minimes. Dans sa modeste cellule, un moine travaille à sa table. Il est vêtu d’un habit noir de laine grossière aux manches larges et d’un scapulaire à capuchon rond. Il a fait vœu de pauvreté et s’interdit à vie de manger viande, œufs et lait. On a peine à l’imaginer et pourtant cet humble personnage reçoit ici régulièrement les plus grands savants de France et d’Europe. Il joue un rôle essentiel dans la Révolution scientifique à l’origine de notre science moderne. Et un cratère sur la Lune porte aujourd’hui son nom !

Mais revenons quelques années en arrière. Marin Mersenne est né en 1588 dans un hameau du Maine. Son éducation est prise en charge par l’Eglise. Il entre au collège de La Flèche, un de ces collèges d’excellence que les jésuites viennent d’établir. Il étudie ensuite à la Sorbonne. A 23 ans, il prend l’habit de l’ordre des Minimes. Il enseigne alors la philosophie à Nevers. Il publie quelques essais apologétiques contre les hérétiques et se fait remarquer par la qualité de son écriture et la force de ses arguments. A 31 ans, il est nommé au couvent de la place Royale, où il restera jusqu’à la fin de sa vie, à 60 ans.

L’Eglise s’allie à la science nouvelle

La lutte ouverte contre les hérétiques bat son plein. Non pas les protestants avec qui les relations en France sont plutôt apaisées depuis l’édit de Nantes, mais de nouveaux groupes aux idées dangereuses. Ainsi les naturalistes selon qui la nature a une âme et possède des pouvoirs magiques qui défient Dieu. Ainsi les sceptiques, qui doutent de tout, science et religion. Dans ce combat, Mersenne et les esprits les plus novateurs de l'Eglise trouvent une alliée dans la science : expliquer la nature, création de Dieu, voilà la meilleure riposte aux hérétiques.

La science, qui repose sur l’école scolastique et le dogme aristotélicien, connaît de violentes secousses. Kepler énonce, en 1609, ses lois du mouvement des planètes, dans un système héliocentrique, à partir des observations de Tycho Brahe. En 1610, c’est le coup de tonnerre de Galilée à Padoue avec ses observations à la lunette astronomique qui crédibilisent le système de Copernic. En Angleterre, Francis Bacon fait de l’expérimentation son credo. On est à l’aube d’une période de bouillonnement intellectuel qu’on désignera sous le terme de Révolution scientifique, qui voit peu à peu émerger le rejet de la tradition scolastique et le primat de l’expérimentation.

L’inventeur de la communauté scientifique

Mersenne embrasse cette cause avec enthousiasme. Tous les mercredis, il s’échappe de sa cellule et participe, boulevard Saint-Germain, aux réunions du cabinet des frères Dupuy, qui rassemble les adeptes de la nouvelle science, ou philosophie naturelle.

Convaincu de l’importance du partage de l’information, il met sur pied et anime un réseau de correspondants, qui prendra une ampleur considérable. Il y a des savants et érudits plus ou moins réputés comme Descartes, Gassendi, Roberval, Fermat, Pascal (père et fils), Huygens (père et fils), Toricelli, Hobbes, Kircher, Beeckmann, Peiresc, Mydorge, Bouillaud, Beaugrand. Il y a aussi le groupe, voulu par Mersenne, des amateurs, érudits séduits par la nouvelle philosophie naturelle ; ils sont musiciens, religieux, rentiers, avocats, médecins, enseignants, disséminés dans toutes villes de France.

Dans ce grand concert, Mersenne est le chef d'orchestre. «Il avait un talent particulier pour former de belles questions», dira Pascal. Il interroge plus souvent qu’il n’affirme. Il peut se montrer insistant. «Vous m'interrogez comme si je devais tout savoir», s'agace Descartes. Il suscite à dessein des polémiques et joue sur les rivalités. Le Minime n’a qu’un but : la recherche de la vérité ; c’est pour lui une tâche quasi sacerdotale.

Mersenne oriente les questions sur ses sujets de prédilection : la propagation du son, les cordes vibrantes, la théorie musicale, l’arithmétique, la géométrie, la chute des corps. Mais son éclectisme débridé lui fait aborder également l’hydraulique, la chimie, la botanique, la zoologie, l’astronomie, ainsi que d’innombrables sujets ponctuels tels que le projet du canal du Midi, l'ensorcelée de Vinneuf, le plus beau vers de Virgile, les dernières parutions à la foire des livres de Francfort, la façon la plus douloureuse de mourir, le projet du pont Marie ou la raison de la blancheur du sperme ! Nous découvrons des avocats, des médecins, des professeurs, en train de réfléchir sur la nature du son ou les vibrations de cordes, de mesurer la vitesse du son ou la chute des corps.

Environ 1100 lettres, échangées avec quelque 140 correspondants différents, ont été conservées. Leur lecture est une expérience exceptionnelle pour un historien des sciences. On se trouve plongé dans l’intimité des acteurs d’une science en construction. Certains échanges épistolaires sortent du lot, par exemple, ceux entre Mersenne et Descartes. Les deux personnalités sont très différentes. Descartes, qui a aussi étudié à La Flèche, est brillant, affirmatif, péremptoire, conceptuel. Mersenne est modeste, indécis, diplomate, concret. Pourtant, ils s’apprécient et se complètent. En quelques lettres, on peut ainsi assister à l’éclosion d’une théorie commune, comme celle de la variation dans le temps des amplitudes de vibration d’une corde pincée.

Il faut également mentionner les deux grands amis fidèles, tous deux de Provence : Peiresc, érudit et mécène principal du Minime, et Gassendi, ecclésiastique et grand astronome.
 

De gauche à droite : Peiresc, Descartes (par Frans Hals) et Gassendi (par Louis-Edouard Rioult)

Peiresc   Descartes par Frans Hals   Gassendi par Louis-Édouard Rioult
 
En prolongement de ce réseau, Mersenne crée, en 1635, une Academia parisiensis, précurseur de l’Académie des sciences qui sera fondée par Colbert trente ans plus tard.

Le minime ne quittera sa cellule que pour quelques voyages limités (guerre de Trente Ans oblige) : Hollande (rencontre de Beeckmann), Florence (Toricelli), Bordeaux (Fermat). Son combat contre les hérétiques, très violent dans sa jeunesse, s’émoussera avec le temps. Les hérétiques du début finiront par être fréquentables. En revanche, son intérêt pour les sciences et la musique ira croissant. Il écrira une quinzaine d’ouvrages, représentant un total estimé de 10 000 pages imprimées, dans les domaines de la théologie, des mathématiques, de la physique et de la musique.

Un pionnier de la nouvelle méthode expérimentale

Mersenne se fait le champion de l'expérimentation. Il fustige la lignée de vingt siècles de savants qui n’ont jamais pris la peine de vérifier l’expérience (légendaire) du forgeron de Pythagore, établissant la relation du son de l’enclume avec la masse du marteau. A la suite de Vincenzo Galilei (le père de Galilée), il procède à la vérification et met ainsi en évidence une erreur millénaire.

La nouvelle méthode expérimentale consiste non plus à faire de vagues observations mais à interroger la nature sur une question précise, en réalisant un montage expérimental ad hoc. L’expérience doit être objective, reproductible par un tiers, quantifiée et documentée. C’est une nouvelle disposition d’esprit qui va s’imposer peu à peu et qui va changer durablement la méthode scientifique. Il faut bien se rendre compte que Mersenne est alors dans la situation d’un pionnier. Il doit improviser et inventer les méthodes d’essai et de communication des résultats. La méthode expérimentale ne sera codifiée que plus tard, sous la houlette des académies des sciences en Angleterre, en France et en Italie.

Le mot expérience est probablement le mot qui revient le plus souvent dans la correspondance. Aucun débat ne se conclut sans ce mot fétiche. On en parle probablement beaucoup plus qu’on en réalise ! Le minime n’a ni le temps ni les moyens matériels de faire toutes les expérimentations qu’il souhaiterait.

Les mathématiques

Mersenne a traduit les grands auteurs grecs (Euclide, Apollonios, Archimède). Il affectionne la courbe cycloïde dont il donne l’équation et soumet à ses amis des problèmes qui lui sont liés, exercice où il excelle. Il déclare l’impossibilité de la quadrature du cercle. Il est passionné par les nombres, les nombres premiers en particulier, et leur combinatoire. Il éprouve un véritable plaisir esthétique à dresser des tableaux de nombres dont il use et abuse dans ses ouvrages, tel celui permettant à un sourd d’accorder un instrument à cordes ou cette liste des 40 320 mélodies possibles avec huit notes, écrites de sa main ! Il imagine un télégraphe acoustique où les lettres de l’alphabet seraient codées par des combinaisons de notes de musique et il calcule combien de temps prendrait une information pour transiter ainsi de Rome à Paris. Il écrit, peut-être dans un élan mystique, soixante anagrammes du nom Jésus !

La physique

Mersenne a fait des essais sur la chute des corps en utilisant un plan incliné. Ses résultats diffèrent un peu de ceux de Galilée, qu’il soupçonne d’avoir manqué de rigueur, après avoir vérifié l’étalon de longueur de Florence, qu’il avait fait venir dans ce but. Par ailleurs, il est un admirateur de Galilée, dont il traduit et commente les textes sur la mécanique.
On rapporte également des essais en optique, sur le pont Neuf et en hydraulique, ainsi qu’un projet de sous-marin !

Harmonie universelle (Mersenne,  1637)Mais c’est dans le domaine de l’acoustique et des cordes vibrantes que Mersenne a laissé sa marque. Il a publié un ouvrage monumental (Harmonie Universelle, 1637, 1800 pages) où il rassemble ses travaux sur le son et la musique.
Quelle est la nature du son ? Comment le son peut-il traverser une cloison ? Comment les sons simultanés ne se déforment-ils pas l’un l’autre ? Mersenne comprend que la traditionnelle analogie avec l’optique est une impasse. Il imagine un concept, encore un peu flou, qui met en jeu un mouvement indépendant de celui de l’air, précurseur de la future «onde de pression» : «L’air imprime successivement à un autre air», écrit-il joliment.
Beaucoup pensaient que le son se propage instantanément comme la lumière. Mersenne balaie cette croyance et fait mesurer la vitesse du son à l’occasion de tirs de canon : pendant le siège de La Rochelle et à l’arrivée du roi à Paris. Il convainc Descartes que les aigus ne se déplacent pas plus vite que les graves. Il étudie la réflexion sonore et l’écho (dont il pense la vitesse moindre) et il en déduit la forme optimale de la chaire du prédicateur !
Mersenne affiche un souci quasi obsessionnel de comprendre intimement le phénomène des cordes vibrantes. Son sens physique fait merveille. Est-ce l’air qui entretient les vibrations ? Celles-ci sont-elles plus lentes à la fin qu’au début ? Les questions sont nombreuses, souvent complètement nouvelles. Il fait beaucoup d’essais et dialogue avec Beeckmann et Descartes. Il établit que la fréquence de vibration n’est autre que la hauteur de la note et que celle-ci ne dépend que des caractéristiques de la corde : longueur, mais aussi tension et grosseur. C’est ce que l’on a appelé les lois de Mersenne. Les grandeurs physiques remplacent les nombres de la tradition pythagoricienne.
Devant le phénomène des harmoniques, le minime, qui assurait les percevoir jusqu’au cinquième niveau, a eu une intuition extraordinaire en décrivant une «multi-vibration», deux siècles avant que Fourier ne formalise mathématiquement le concept. Malheureusement, il juge, à tort, l’idée «trop folle», et ne la poursuit pas.

La science musicale

Ami de Jacques Mauduit, le compositeur le plus connu à l’époque, Mersenne est passionné de théorie musicale, laquelle repose, depuis Pythagore, exclusivement sur les nombres. La «musique, c’est le nombre rendu sensible», a-t-on dit. Son enseignement fait partie du quadrivium des sciences avec l’arithmétique, la géométrie et l’astronomie.

Mersenne étudie les «consonances», ces intervalles musicaux, ou accords, privilégiés depuis l’Antiquité car résultant de rapports simples (2/1 ou octave, 3/2 ou quinte, 4/3 ou quarte, etc.). Il donne une explication à leur «beauté» en faisant intervenir la coïncidence des battements de l’air sur le tympan de l’oreille de l’auditeur. Explication physique... probablement incongrue pour un pythagoricien !

Les critères de beauté musicale sont-ils universels ? Mersenne cherche la réponse en appliquant sa méthode expérimentale. Il étudie les musiques des autres cultures (turque, arabe, amérindienne, chinoise), les chants des oiseaux, les cris d’animaux (la vache fait la dixième majeure !), les goûts des enfants. Il invente le sondage : il demande à ses sondés de classer vingt-quatre chants. «Chacun trouve sa gamme plus excellente», doit admettre le minime, avec La Mothe Le Vayer, un sceptique (et néanmoins ami !) qu’il a consulté.

Mersenne traite le vieux problème de la division de l’octave en tons. Il adopte le tempérament égal, contre l’avis unanime de tous ses correspondants, et un siècle avant J.-S. Bach : chaque accord parfait est légèrement modifié de sorte qu’au bout de douze demi-tons égaux, on arrive exactement sur l’octave. C’est un compromis pragmatique. Encore une rupture forte avec la tradition : l’usage de rapports basés sur un nombre irrationnel (en l’occurrence, racine douzième de 2) est une véritable hérésie.

Mersenne a étudié tous les instruments et donne des conseils de fabrication : soudures de tuyaux d’orgue, choix du boyau pour la corde de luth, fonte des cloches. Dans sa correspondance, il s’est engagé (un peu vite) à réaliser un orgue qui parle ! On suit le progrès, de syllabe en syllabe ; mais il échoue. Il a la passion des cloches ; il collecte leurs caractéristiques et calcule : on peut «trouver le son par le poids, et le poids par le son», résume-t-il.

Cosmologie et héliocentrisme

Mersenne est profondément religieux, et sa foi semble inébranlable, alors que sur tous les autres sujets, il s’ingénie à douter de tout. Il croit à une «harmonie universelle» présente partout : les couleurs, les saveurs, le corps humain, les nombres, les orbites des planètes. Dieu est l’«Orphée divin qui touche les cordes du grand luth de l’Univers». Mersenne soutient que les planètes émettent des sons. Cette idée a traversé les siècles depuis Pythagore, en passant par Platon, Cicéron et Kepler. Il en a cherché une preuve physique sans succès. Ces positions ont fait l’objet de critiques ironiques et mordantes du sceptique La Mothe, que Mersenne n’a pas hésité à inclure en totalité dans l’un de ses ouvrages. Il se montrait ainsi fidèle à ses convictions sur le partage d’informations !

Dans sa jeunesse, le minime, en bon soldat du dogme catholique, affiche son opposition à l’héliocentrisme de Copernic et qualifie Galilée d’athée, accusation très grave à cette époque (1623). Plus tard (1629), il se radoucit : supposant les difficultés de Galilée, il lui propose d’éditer en France son prochain livre. Après la publication du livre en Italie (Les Dialogues, 1632) et la condamnation (surprenante, vue de France) de Galilée (1633), il adopte un discours prudent et loue Galilée... pour son abjuration ! Il traduit cependant des extraits des Dialogues (1634), puis des Discours (1639). Dans ses écrits, il laisse percer une sympathie évidente pour la cosmologie de Copernic. A la fin de sa vie, il publie sous son nom un document prétendument du Grec Aristarque de Samos en faveur de l’héliocentrisme (1647). En fait ce document est un faux, écrit par son ami Roberval. C’était, pour Mersenne, une façon de montrer son adhésion à Copernic sans s’attirer les foudres des docteurs de la Sorbonne.

Un pied dans chaque monde

Contrairement à Galilée qui a fait table rase du passé, Mersenne n’a pas complètement rompu avec la scolastique. Il n’a pas la personnalité d’un révolutionnaire. Ses écrits sont truffés de références volontaires ou non à la tradition. Lorsqu’il peine à trouver une explication physique, il fait appel aux analogies et à la numérologie, chères à l’école scolastique.

Il invoque étrangement l’alchimie pour expliquer la relation du son avec le métal de la corde, alors que son expérimentation «scientifique» est parfaitement convaincante. On a l’impression qu’il veut ainsi s’adresser à un public plus large. Il a d’ailleurs conseillé aux alchimistes de former une académie et de dévoiler quelques secrets ! (Newton, cinquante ans plus tard, sera un adepte de l’alchimie mais en séparant bien les deux domaines). Avec Mersenne, on mesure la distance entre la nouvelle philosophie naturelle et la scolastique traditionnelle. On comprend que la première va mettre du temps à s’imposer à la seconde.

Ce que l’on retiendra du moine de la place Royale, c’est l’extraordinaire force qui l’anime dans la recherche de la vérité, le doute presque maladif qui le poursuit, sa modestie et son ouverture à la critique. Il favorise l’accessibilité à tous de l’information, y compris celle qui lui est hostile. Il met en avant l’expérimentation. Autant de qualités plutôt novatrices en ce début du XVIIe siècle. Il a dédié toute sa vie à sa mission. Il a mis en place le premier réseau scientifique de l’histoire des sciences. Il a établi les lois et les concepts de base de la physique du son, des cordes vibrantes, de la théorie musicale, en rupture avec la tradition aristotélicienne. Il a ouvert la voie aux générations futures.

Mersenne est un grand personnage de l’histoire des sciences, trop méconnu. Sauf sur la Lune, où il a son cratère. Des connaisseurs !
 

Carte des cratères satellites de Mersenius par Андрей Щербаков, Travail personnel, CC BY-SA 4.0

Par Андрей Щербаков — Travail personnel, CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=41847580