Les membres de l’Afas publient régulièrement des notes de lectures. Elles sont à retrouver ici.
Yann Mambrini
(Dunod, 2021, 208 p. 15,90€)
Newton, Pascal, Ampère, Joule, Watt, Tesla... Oh là là, on a donné le nom de ces savants à des unités de phénomènes physiques en rapport avec leur travaux, mais il y a longtemps que je ne sais plus lesquels ! C'est dommage car la vie de ces êtres d'exception n'a rien de la routine des vies ordinaires ; poussés par une curiosité immense, un sens aigu de l'observation et une grande faculté d'étonnement, ils repèrent ce qui n'est pas en accord avec les idées de leur époque et finissent, parfois au bout de vingt ans de travail, par améliorer d'une manière souvent décisive notre compréhension du monde où nous vivons.
On croit parfois que les savants sont mus par le désir de servir l'humanité, par la vanité personnelle voire par l’appât du gain, mais non, il suffit de connaître leur passionnante histoire pour comprendre que c'est leur inépuisable curiosité qui les pousse toujours plus loin. Pourquoi donc la pomme tombe de l'arbre ? Pourquoi donc l'aiguille aimantée dévie au voisinage d'un fil électrique ? Pourquoi la foudre ? Pourquoi l'arc-en-ciel ? Pourquoi les franges d'interférences ? Pourquoi ? Pourquoi ?... et le plaisir de la découverte est tel qu'il justifie tous les efforts passés, toutes les observations, toutes les expériences, toutes les mesures, tous les calculs !
Anne Augereau
(CNRS Editions, 2021, 304 p. 24€)
Un livre assez imposant (304 pages) dans une série faisant le point sur diverses connaissances. Ici, le thème est clairement exposé dès la première phrase : «On peut affirmer aujourd’hui que la domination masculine est un fait quasi universel», la suite ayant pour finalité d’examiner si ce fait est universel dans le temps en remontant jusqu’au Néolithique et aux sociétés d’agriculture.
Donc un sujet dont l’intérêt n’est apparu que très récemment, la domination masculine ne semblant poser problème que depuis moins d’un siècle.
Pour des acteurs des sciences «dures» comme l’auteur de ces lignes, les méthodes d’investigation sont très intéressantes même si elles semblent contestables car très différentes des sciences dures justement, où l’on peut faire des expériences. On remarque aussi immédiatement les grandes précautions oratoires pour n’oublier personne parmi les collègues.
L’auteur se concentre sur une période dite «du Rubané» faisant allusion à un certain type de poterie que l’on retrouve sur une zone très vaste, du Danube au Bassin parisien au moins, et sur une période embrassant des milliers d’années. En agrégeant les découvertes et les analyses de tombes notamment, on peut dresser un tableau assez riche des mœurs et de la sociologie de ces populations, même si cela peut prêter à critique, surtout si en plus on se réfère à des sociétés «primitives» actuelles. L’auteur est parfaitement consciente des biais possibles.
Pour faire simple, on dira que deux voies d’investigation dominent : l’agencement des tombes et ce qu’on y trouve (outils, parures, poteries...) et l’origine géographique des personnes défuntes qu’on peut tirer du dosage du strontium de leurs dents via leur régime alimentaire.
Il n’est pas toujours évident de déterminer le genre d’un squelette, notamment la forme du bassin, ce qui réduit le nombre d’échantillons qu’on peut inclure dans une statistique. De 3000 squelettes trouvés, on ne peut assurer le genre que de 378.
L’idée assez logique est que quand on place une herminette polie dans une tombe et qu’on se sépare ainsi d’un objet difficile à fabriquer donc cher, c’est que le défunt était une personne importante, en général un homme. De même si le squelette comporte des bijoux, c’est que c’était une femme importante. Cet argument n’est qu’à moitié convaincant : Mumtaz Mahal pour laquelle fut bâti le Taj Mahal n’avait probablement pas de rôle politique important : c’est son mari qui se glorifie par cet édifice splendide.
L’analyse de la déformation des os et des articulations renseigne sur l’activité, notamment le broyage des grains, les blessures sur la guerre (pas si fréquente en fait). Le strontium permet de montrer que le plus souvent les hommes naissent, vivent et meurent sur place, tandis que les femmes peuvent venir de loin (migrations, razzias ?). De même les parures peuvent venir de loin, comme des coquillages marins en Alsace, ce qui montre que ces gens-là voyageaient et ne regardaient pas à la dépense lors de funérailles.
La conclusion assez prévisible est que ces sociétés rubanées étaient inégalitaires, avec des rôles homme-femme délimités et des hommes dominateurs. Nous n’avons rien inventé !
Tim James
(Dunod, 2021, 256 p. 19,90€)
Avec une tonalité qui se veut teintée de légèreté (dans la veine de l’humour britannique, malgré l’obstacle de la traduction), l’auteur présente un panorama très complet des connaissances d’aujourd’hui sur l’Univers mais aussi des débats encore en cours entre scientifiques sur ces sujets vertigineux.
Il montre d’abord «Un Univers bien étrange» (Partie I), immense, très vieux et plutôt bizarre. Il rappelle les principales étapes des découvertes, depuis les Grecs jusqu’à aujourd’hui en passant par l’héliocentrisme de la Renaissance, la théorie de la relativité générale d’Einstein, ses 3+1 dimensions avec l’introduction du Temps, la courbure de l’espace-temps et la théorie du Big Bang.
Il s’interroge ensuite sur «Tout ce que nous ne savons pas (encore) sur l’espace» (Partie II). La singularité cosmique est encore affrontée à de nombreuses interrogations : forme et origine de l’Univers, antimatière et matière noire, accélération de l’expansion, pulsars et quasars, trous noirs, trous de ver, particules, boucles et cordes...
Tous ces termes et concepts font l’objet d’une présentation de l’état de la connaissance mais aussi des débats entre chercheurs et des interrogations autour d’une théorie du Tout qui pourrait inclure la physique quantique et la relativité générale telle que la proposa Stephen Hawking ou la théorie des cordes.
Il aborde enfin le sujet de «La vie dans les étoiles» (Partie III) à partir de la définition de la vie convenue par la NASA en 1994 : «un système chimique autonome capable d’une évolution darwinienne». Combien peut-il y avoir de planètes dans des zones «boucle d’or» où la vie pourrait se développer ? Et peut-on répondre au paradoxe de Fermi ?
Même si les concepts et les différentes théories sont souvent difficiles à appréhender pour le non scientifique, le livre se lit avec facilité et fournit une passionnante vision de la singularité de l’Univers.
«Quelle chance d’être entourés de tant de mystères qui attendent désespérément d’être résolus et quelle chance de vivre dans un Univers bien plus grand que notre imagination !»
«Je crois vraiment, et je pense que je le croirai toujours, que c’est la science qui sera la clé pour sauver notre espèce».
Telles sont les phrases de conclusion de l’auteur.
Trinh Xuan Thuan
(Flammarion, 2021, 544 p. 23,90€)
Un livre qui a pour ambition d’examiner tous les aspects d’une question qui hante l’humanité depuis toujours : «Sommes-nous seuls dans l’Univers ?». Les récits et les théories sur la création de l’Univers abondent dans les textes religieux et aussi dans les travaux de scientifiques, l’histoire ayant retenu les noms de Galilée, Copernic, Kepler pour ne citer que ceux qui ont eu du succès. Selon l’adage bien connu que l’histoire est écrite par les vainqueurs, on n’a retenu que ceux dont l’approche s’est révélée gagnante (ceux-ci-dessus).
Il faut dire que nos prédécesseurs, dans leur souci de comprendre, ont fait avec ce qu’ils avaient sous la main et sous les yeux, ce qui incluait les textes sacrés dont la vocation n’était pourtant pas la vulgarisation scientifique, selon la théorie que «quand on n’a qu’un marteau, tous les problèmes ressemblent à des clous».
L’auteur parle longuement et fort logiquement des exoplanètes, en soulignant un fait peu connu, à savoir que leur découverte avait été annoncée bien avant les années quatre-vingt-dix, et démentie ensuite.
On comprend bien qu’il est difficile de faire des statistiques sur les milliers d’exoplanètes aujourd’hui cataloguées ; les méthodes de détection privilégient un certain type : massive, tournant rapidement dans le plan de visée de l’étoile... Quant à savoir de quoi ces planètes sont faites et si elles pourraient abriter la vie, c’est tout le problème. L’auteur parle en détail d’une zone habitable donnant la bonne température pour que de l’eau liquide puisse exister mais, fort honnêtement, il donne un contre-exemple : notre Lune se trouve dans la zone habitable du Soleil mais n’abrite aucune vie.
L’auteur passe en revue les planètes du Système solaire et leurs satellites, ceux de Jupiter surtout (les satellites galiléens). On est assez ébahi par leur diversité de nature, de structure, d’aspect et on subodore que pour les exoplanètes, il doit en aller de même. On examine un certain nombre de critères qui mènent à la fameuse équation de Drake censée donner le nombre d’univers habités ; un produit de données arbitraires, même le nombre de termes de l’équation n’est pas acquis, et puis on ne dit pas à quoi pourraient ressembler ces êtres vivants venus d’ailleurs.
Ce livre est sans conteste l’œuvre d’un vrai scientifique et on lui pardonnera quelques phrases bizarres comme «Vénus a une température infernale de 4,7 fois celle de l’eau bouillante» ou bien «l’eau combustible principal de la fusée Saturn V». On l’autorisera aussi à rêver à des fusées à propulsion nucléaire, dont le seul exemplaire connu est la fusée à damiers du professeur Tournesol, mais on contestera les discussions théologiques inutiles.
Ce livre se veut pédagogique à la portée d’un lycéen un peu curieux et il l’est, mais au prix de rappels sur les théories de l’évolution, de la relativité, de la biologie... et en faisant l’impasse sur des sujets plus pointus, notamment le saut quantique qui a permis de mesurer l’effet Doppler-Fizeau d’une étoile entraînée par ses satellites ou encore la puissance d’un émetteur qui aurait pu être détecté par le programme SETI (Search of Extraterrestrial Intelligence). Ces rappels engendrent un volume de 507 pages hors index, il faudra que le lycéen soit, en plus, courageux !
Donc un livre intéressant, qui a la grande qualité d’être à jour puisque publié en mai 2021.
Johann Mourier
(Quae, 2020, 144 p. 23€)
Voici un petit livre, écrit par un chercheur spécialiste du comportement et de l’écologie des requins, qui s’attaque aux idées fausses sur ce poisson considéré comme le prédateur absolu des océans. Il est vrai que des films comme Les dents de la mer n'ont pas donné une bonne réputation à cet animal alors que les attaques sur l’Homme restent rarissimes et que l’on peut aller nager avec eux sans risque avéré.
Le livre est présenté en quarante chapitres, relativement brefs et très illustrés, pour expliquer qu’il ne s’agit pas d’un poisson osseux, que ses écailles sont particulières et que sa peau peut être utilisée après lissage (sous le nom de galuchat), qu’ils n’ont pas tous des dents acérées ou qu’ils sont le plus souvent ectothermes (leur température corporelle est identique à celle de l’eau environnante).
Beaucoup d’autres idées fausses sont citées dans ce document et l’auteur s’attache à rétablir la vérité : le requin n’attaque pas le surfeur en croyant chasser une proie mais plutôt par curiosité ; toutes les espèces ne sont pas en voie d’extinction ; seules dix espèces de requins ont été confirmées comme responsables de morsures mortelles chez l’Homme, etc.
On apprend aussi que la queue allongée du requin-renard permet de le propulser à plus de six mètres hors de l’eau ou que les femelles peuvent être ovipares, ovovivipares ou vivipares selon les espèces. Chez la femelle requin-taureau ovovivipare, il peut y avoir six ou sept embryons dans chacun des deux utérus et l’embryon le plus âgé peut dévorer ses frères et sœurs dans l’utérus de leur mère !
Ce petit livre nous apprend beaucoup sur l’écologie, le comportement et les interactions entre le requin et l’Homme. Il permet de changer la perception que nous avons de ces squales, avec des illustrations nombreuses et très explicites.
Hervé Lehning
(Flammarion, 2021, 352 p. 22,90€)
L'auteur, Hervé Lehning, normalien et agrégé de mathématiques, est passionné de cryptographie et vulgarisateur à succès. Il nous offre avec ce livre une plongée dans «les secrets de la plus belle invention de l’humanité», les nombres.
L'ouvrage comporte onze chapitres traitant chacun d'un aspect particulier des nombres : l'histoire de la naissance des nombres, l'écriture des nombres dans les différentes civilisations, la naissance des quatre opérations de
base, les nombres particuliers tels que le zéro, les nombres rationnels ou le nombre d'or, la notion d'infini...
Il se termine sur deux chapitres plus développés. L'avant-dernier, sur l'ère numérique, présente l'histoire de la notation binaire, la naissance de l'informatique, la codification du son et des images et les limites de l'informatique. Le dernier chapitre s'attache à recenser les dangers à se fier aveuglément aux nombres, avec des exemples parlants comme les chiffres de contagion générés par les modèles mathématiques de la pandémie de Covid-19 ou le risque d'accident nucléaire en France suite à un raisonnement statistique !
Le livre est parsemé de petits problèmes à résoudre – dont l'auteur donne heureusement les solutions ! –, et un glossaire complète avantageusement le tout.
Bien illustré, l'ouvrage est agréable à lire, même pour des lecteurs qui ne seraient pas férus de mathématiques.
Jacques Stern
(CNRS Editions, 2021, 80 p. 8€)
«Je me suis modestement tourné vers les serrures, les cadenas et les clés». Avec un brin d’autodérision, Jacques Stern, mathématicien, évoque son choix, en 1987, de se consacrer à la cryptologie. Devenu aujourd’hui l’un des spécialistes mondiaux de cette «science du secret», il écrit un petit livre de vulgarisation de quatre-vingts pages : un véritable défi pour un sujet à priori assez complexe.
L’auteur plante le décor avec son parcours personnel, ses travaux et ses auteurs de référence. Puis il aborde les rapports de la cryptologie avec successivement les algorithmes, les mathématiques, les technologies, la finance et la physique quantique.
Jacques Stern a 39 ans lorsqu’il réussit à mettre en défaut un célèbre algorithme générateur d’aléas, réputé imprédictible. Il gagne ainsi son ticket d’entrée dans le monde très fermé de la cryptologie mondiale et crée un laboratoire qui deviendra le creuset de l’école française de la discipline.
Le besoin de rendre un message incompréhensible à un ennemi potentiel est aussi vieux que le commerce, la diplomatie ou la guerre. Dans un manuscrit du IXe siècle découvert récemment, le savant Al-Kindi de Bagdad expose déjà les techniques de base du chiffrement (substitution, transposition) et du déchiffrement (analyse de la fréquence des lettres, des mots probables).
L’histoire de la cryptologie est celle d’une lutte perpétuelle entre ceux qui élaborent les codes et ceux qui tentent de les percer.
L’auteur achève son parcours historique avec une star de la discipline, le Britannique Alan Turing, précurseur de l’informatique, célèbre pour avoir cassé le code des messages secrets allemands en 1942. Il utilisa, entre autres, la technique des «mots probables» d’Al-Kindi : en l’occurrence, les mots «bulletins météo» en allemand.
La révolution informatique a nécessité et permis la mise en place de techniques puissantes de cryptage, ainsi que leurs inévitables contreparties pour le décryptage. L’inaccessible graal du cryptologue est de garantir la trilogie fondamentale : intégrité, authenticité, confidentialité. L’ouvrage doit être sans cesse remis sur le métier à mesure que les puissances de calcul progressent.
L’algorithme RSA (1978) est une référence importante ; il met en jeu deux clés, dont l’une est publique pour le chiffrement et l’autre privée pour le déchiffrement. Comme dans un cadenas, la fermeture est libre ; seule l’ouverture est contrôlée. Encore largement utilisé dans Internet, ce standard exploite une propriété des nombres premiers découverte, deux siècles plus tôt, par le Suisse Leonhard Euler, un des plus grands mathématiciens de tous les temps, lequel serait surpris de voir sa découverte bénéficiant tous les jours au confort de milliards d’individus !
Dans un chapitre sur les technologies, l’auteur détaille les systèmes utilisés dans les téléphones, Internet et les cartes de crédit, que la France a été la première à doter d’une puce (1985), vingt ans avant les Etats-Unis.
La monnaie numérique est une application inattendue de la cryptologie. Elle se doit d’avoir un mécanisme de certification crédible pour garantir l’absence de «double dépense». Dans le cas du bitcoin, celui-ci est ici assuré non par une autorité centrale mais par un collectif d’individus. Chaque transaction est authentifiée par une loterie compétitive. Les participants, appelés «mineurs» (comme des chercheurs d’or !), effectuent les recherches pour vérifier que la transaction est valide. Celles-ci demandent beaucoup de calculs et donc beaucoup d’énergie, comparable, pour le seul bitcoin, à la consommation de la Suisse ! Le concepteur de tout le processus se nomme Satoshi Nakamoto, probablement un pseudonyme. Personne ne l’a jamais vu. Un mystère qui alimente les rumeurs les plus folles !
La physique quantique constitue un espoir et une menace pour la cryptologie. L’espoir est d’utiliser une propriété quantique des photons pour échanger des informations avec une sécurité d’une nature nouvelle car basée sur la physique. Des expériences ont déjà été réalisées avec succès sur une distance de 420 km. Mais la garantie de l’authenticité reste encore un problème.
La menace vient des futurs – et encore hypothétiques – ordinateurs quantiques. Leur puissance de calcul serait telle qu’aucun des standards actuels de cryptage, type RSA, ne leur résisterait. Même si elle paraît lointaine, les cryptologues prennent la menace au sérieux et développent d’ores et déjà des clés «post-quantiques».
Le style de Jacques Stern est sobre et le texte est dense. Ne cachons pas que certains passages sont un peu obscurs pour un lecteur non aguerri à ces techniques. Certains sujets auraient mérité un peu plus de pédagogie, quitte à en écarter d’autres. Malgré cet écueil, le lecteur non spécialisé découvrira avec intérêt cet étrange monde hanté par «les serrures, les cadenas et les clés».
Hubert Krivine
(De Boeck Supérieur, 2021, 128 p. 15,90€)
L’intelligence artificielle (IA) vogue de succès en succès : elle reconnaît des visages, écrit sous la dictée, traduit des textes dans des centaines de langues, donne des conseils juridiques, pilote des véhicules, observe et classe les étoiles de l’Univers. Elle surpasse les dermatologues pour détecter les mélanomes, les radiologues pour les cancers du sein, les ophtalmologues pour la rétinopathie diabétique. Elle domine les champions mondiaux des jeux d’échecs et de go. L’IA est-elle donc en route pour détrôner le cerveau humain?
Pas vraiment !, répond Hubert Krivine dans un petit livre qui remet toutes ces prouesses en perspective. Celles-ci, explique-t-il, résultent principalement d’analyses de gigantesques quantités de données (big data). La machine identifie des corrélations statistiques entre des évènements, qu’elle exploitera pour prédire ces évènements. Et cela fonctionne avec une redoutable efficacité, que la corrélation soit causale ou non, expliquée ou non. Certains commentateurs estiment aujourd’hui que la recherche d’explications est devenue inutile et le travail théorique une perte de temps. En d’autres termes, c’est tout un pan de la démarche scientifique qui serait ainsi remis en question. Le titre d’un article fameux de 2008 de l’essayiste Chris Anderson est éloquent : « La fin de la théorie : le déluge de données rend la méthode scientifique obsolète ».
C’est contre cette position extrémiste, héritière de l’IA, qu’Hubert Krivine s’insurge, à plusieurs reprises, tout au long de son livre. Dans la foulée de l’excellente préface du zoologiste Guillaume Lecointre, il défend vigoureusement les bienfaits de la théorie. La corrélation entre la prise d’aspirine et la baisse de fièvre (après confirmation de la relation de causalité par des tests en double aveugle) a été suffisante pour utiliser le médicament pendant des décennies. Mais seule la compréhension, dans les années soixante-dix, du mécanisme en jeu (action sur les prostaglandines) en a permis l’amélioration. Par ailleurs, contrairement au big data, les théories permettent d’accéder à des mondes inconnus. Exemples : les ondes radio (équations de Maxwell), les lasers (mécanique quantique), le GPS (relativité générale).
L’auteur ne « s’attarde pas sur le terrain déjà bien labouré de la définition de l’intelligence ». Il décrit brièvement les types d’IA, leurs modes d’apprentissage plus ou moins autonomes. L’IA triomphe lorsqu’elle est dédiée à un problème isolé (échecs, reconnaissance d’image), mais montre ses limites dans des milieux complexes et changeants, qui, selon l’auteur, nécessiteront toujours l’assistance de l’être humain : médecine, enseignement, justice, défense, traduction. La voiture sans chauffeur est encore problématique ; elle met en jeu d’épineux problèmes d’éthique : en cas d’urgence, vaut-il mieux écraser un jeune en dehors des clous ou un vieux en règle ? Peut-être un paramétrage à faire un jour par le propriétaire de la voiture ?
Quant aux fake news et autres théories du complot, elles ont toujours existé, mais l’IA (sous le masque des réseaux sociaux) les amplifie.
Vient l’inévitable comparaison avec le cerveau humain. Un enfant de trois ans reconnaît un hippopotame après en avoir vu deux images, alors qu’il en faut plus de dix mille à la machine.
La force de l’intelligence humaine est de ne pas être dédiée à des problèmes particuliers et de s’adapter à des évènements imprévus. Pour que l’IA atteigne un jour les performances de l’humain, il faudrait qu’elle intègre des concepts aussi inattendus que la curiosité (le moteur pour chercher une théorie !), l’empathie, l’oubli ! Hubert Krivine cite Borges : « Penser, c’est oublier des différences, c’est généraliser, abstraire ». En conclusion, le cerveau humain sort grand vainqueur de la comparaison avec l’IA. Il est vrai qu’il bénéficie de quelques milliards d’années d’évolution de plus et, peut-être, de la bienveillance de l’arbitre qui est... un cerveau humain !
Le livre décrit bien les limites de l’IA, un peu moins bien ses potentialités. On aurait aimé approfondir davantage le rôle des corrélations sur la genèse d’une forme d’intelligence, et comment ces fameux processus d’apprentissage ont pu hisser l’IA au sommet du jeu d’échecs et du jeu de go. Et même au niveau de Copernic et de Kepler ! En effet, dans une simple note en bas de page qui laisse songeur, on découvre que l’IA est capable d’inventer l’héliocentrisme à partir des positions de la planète Mars vues de la Terre !
Miracle ou mirage de l’intelligence artificielle : c’est le sous-titre du livre. Avec un désir légitime de contrer les partisans d’une IA miraculeuse, Hubert Krivine s’est soucié d’en montrer plutôt les mirages. Ce petit livre d’une centaine de pages, assez facile à lire, conviendra bien au lecteur qui veut découvrir le sujet.
Erik Orsenna
(Fayard, 2020, 414 p. 26€)
Avec l'ouvrage d’Erik Orsenna Cochons. Voyage aux pays du Vivant, nous sommes invités à effectuer un grand périple autour du monde et au cœur de l'unité du Vivant, en faisant d'abord plus ample connaissance avec le cochon, qui est, de tous les animaux non primates, le plus proche de l'Homme. En chemin, nous croisons aussi beaucoup d'autres animaux. Il s’agit d’un long voyage qui va de la Bretagne à la Chine, ou du roi Louis VI au prix Nobel Jules Hoffmann.
Humains, animaux, plantes : une est la vie, une est la santé. Il existe en effet de fortes interactions entre humains, autres animaux et environnement.
« Figurez-vous que la Terre n’est pas peuplée que d’humains. D’autres êtres, tout aussi vivants que nous, partagent cette copropriété (...). De tous les animaux, le cochon nous est le plus proche. Il nous accompagne depuis toujours. Nous adorons sa viande, et comme, génétiquement parlant, il nous ressemble comme personne, nous prélevons en lui des valves pour soigner nos cœurs défaillants et de l’insuline pour guérir notre diabète ».
Dans son ouvrage (articulé autour des chapitres suivants : 1. Une histoire commune, 2. La construction d’une industrie, 3. Un médecin malgré lui, 4. Les voyages du vivant, 5. Les formes de la révolte, 6. Un monde sans animaux, 7. Une planète d’associés), Erik Orsenna dresse un panorama très complet du monde animal, du monde médical, du domaine scientifique ou de notre environnement.
Le livre relate les rencontres de l’auteur avec de nombreux acteurs, principalement le secteur porcin mais aussi celui de la recherche ou de milieux très divers, d’où une multitude d’anecdotes. Il pouvait s’agir du milieu agro-alimentaire (Henaff, la Cooperl, Pierre Oteiza, qui a permis à l’auteur de décrire l’art de la fabrication d’un véritable jambon) ou de celui de la sélection des différentes espèces porcines (porcs élevés pour leur viande ou «mini-porcs» utilisés dans les laboratoires de recherche). Le milieu vétérinaire n’a pas été oublié et, grâce aux conseils de notre confrère Jean-Luc Angot, président de l’Académie vétérinaire de France en 2020, il a parfaitement décrit la menace de la peste porcine africaine qui est à nos frontières depuis 2018.
Visiblement l’auteur était aussi très proche des préoccupations d’actualité lors de la préparation de son ouvrage et on ne retrouve pas toujours uniquement l’espèce porcine dans certaines parties du livre. Les sujets sont foisonnants, qu’il s’agisse du problème des pandémies grippales ou de «la violence des poiriers et la rentabilité des hévéas». Le sujet de la Covid-19 fait l’objet de plusieurs pages et l’auteur passe ainsi facilement de l’espèce porcine à celle de la chauve-souris. Erik Orsenna dans sa «Petite contribution au portrait du mal français» dénonce le «scandale» de la lourdeur administrative, particulièrement du ministère de la Santé, refusant pendant plusieurs semaines l’aide proposée, dès mars 2020, par les laboratoires vétérinaires départementaux prêts à aider au diagnostic de la Covid-19.
Ecrit avec érudition, dans un style alerte et foisonnant caractéristique d’Erik Orsenna, cet ouvrage est passionnant et représente une véritable ode au Vivant.
Amoureux de la vie et particulièrement attaché aux plaisirs de la table, Erik Orsenna rend ici un bel hommage au cochon et aux êtres vivants en général et nous réconcilie avec un élevage parfois dénigré par certains du fait de son aspect souvent intensif.
Gérald Bronner
(PUF, 2021, 396 p. 19€)
La question que souhaite traiter l'auteur est clairement posée dans l'introduction : «La situation inédite dont nous sommes les témoins est donc celle de la rencontre de notre cerveau ancestral avec la concurrence généralisée des objets de contemplation mentale, associée à une libération inconnue jusqu’alors du temps de cerveau disponible», «Ce temps de cerveau libéré qu’allons-nous en faire ?». La déclaration optimiste de Jean Perrin, en 1930 : «[...] les hommes, libérés par la science, vivront joyeux et sains, développés jusqu’aux limites de ce que peut donner leur cerveau» est-elle encore d’actualité aujourd’hui ?
Dans une première partie, «Le plus précieux de tous les trésors», l’auteur parcourt l’histoire de l’humanité jusqu’à la date clé du 11 mai 1997, jour où une machine a battu un champion mondial humain dans une partie de jeu d’échecs. Il montre que cette évolution a conduit à une libération croissante du temps de cerveau humain, accélérée au cours des deux derniers siècles (multiplication par huit depuis 1800). Il rappelle que ce temps a notamment été utilisé pour l’éducation mais que depuis peu, il est de plus en plus monopolisé par les écrans, notamment dans une logique de visibilité sociale.
Dans une deuxième partie, «Tant de cerveaux disponibles !», il analyse les phénomènes d’attention, à travers «l’effet cocktail» mondial. Il montre l’énorme croissance de l’information (depuis 2013, la masse d’informations disponibles dans le monde double tous les deux ans) et la manière dont notre attention est captée, dans cet énorme flux, par la sexualité et par la peur. La peur s’est emparée d’une partie non négligeable de notre disponibilité mentale dans un contexte «d’éditorialisation du monde par la peur». Il en est de même pour la colère et la conflictualité, Internet permettant la désinhibition numérique, la «lutte des clash», la haine en ligne et les informations égocentrées. L’éditorialisation du monde est régie par les mécanismes de la dérégulation du marché cognitif, dans lequel l’offre s’indexe de plus en plus sur la demande supposée.
L’alliance entre le fonctionnement ancestral de notre cerveau et l’hypermodernité du marché cognitif risque de conduire à une apocalypse cognitive. La vérité ne se défend pas toute seule et la démocratie des crédules peut l’emporter.
Dans une troisième partie, «L’avenir ne dure pas si longtemps», il s’interroge sur les interprétations et les exploitations possibles de ces constats d’apocalypse cognitive.
Nous ne sommes pas «des foules sentimentales» éprises d’idéal comme le montre clairement la réalité des choix de consommation télévisuelle, des recherches sur Google ou la peopolisation du monde politique.
Il dénonce l’interprétation par la thèse de «l’homme dénaturé» et les auteurs qui l’ont développée, Marcuse, Adorno, Gramsci, Chomski, et l’idée de construire un «homme nouveau», à l’origine de nombre d’utopies qui ont toutes échoué. «Il ne peut y avoir de projet d’éducation libertaire qui ne tienne compte de l’existence des grands invariants qui nous caractérisent.»
Mais il dénonce parallèlement l’exploitation par les néopopulistes, avec sa démagogie cognitive et ses théories du complot bien incarnées par Donald Trump et sa désintermédiation politique, ou par Didier Raoult dans un contexte rendu plus complexe par l’interpénétration entre fiction et réel.
«Le mythe de l’homme dénaturé tout autant que les mots d’ordre néopopulistes enserrent le débat public et les possibilités d’intelligibilité du monde» et remettent en cause la rationalité portée par la philosophie des Lumières.
En partant du paradoxe de Fermi, il s’interroge en conclusion sur notre capacité à franchir le plafond civilisationnel.
«L’extrême complexité de notre cerveau est notre meilleure arme face à l’adversité.» «Ce que nous pouvons faire de mieux est d’organiser les conditions pour chacun de sa déclaration d’indépendance mentale.»
«Nous sommes la seule espèce à être capable de penser notre destin avec une telle profondeur temporelle, la seule à pouvoir prendre en compte les conséquences primaires et secondaires de nos actions. Il nous reste seulement à réaliser toute notre potentialité.»
L’ouvrage est très riche, très développé et très stimulant pour la réflexion sur notre relation aux évolutions du monde contemporain.